en otage

La réalité n’a jamais autant pris en otage l’imagination qu’au cours de ces derniers jours. Nos désirs et nos rêves les plus fous sont dominés par une catastrophe invisible qui nous menace et nous confine, en nous liant les pieds et les mains au licol de la peur. Quelque chose d’essentiel se joue en ce moment autour de la catastrophe en cours. Ignorez les quelques Cassandre qui lancent des avertissements depuis des décennies, nous sommes désormais passés de l’idée abstraite au fait concret. Comme le démontre l’urgence actuelle avec toutes ses interdictions, ce qui est en jeu ce n’est pas seulement la possibilité de survivre, mais quelque chose de bien plus important : la possibilité de vivre. Cela signifie que la catastrophe qui nous poursuit aujourd’hui n’est pas tant l’extinction humaine imminente – à éviter, nous rassure-t-on en haut comme en bas, avec l’obéissance absolue aux experts de la reproduction – mais plutôt l’artificialité omniprésente d’une existence dont l’omniprésence nous empêche d’imaginer la fin du présent.
« Catastrophe » : du grec katastrophé, « bouleversement », « renversement », substantif du verbe katastrépho, de kata « sous, en bas » et stréphein « renverser, tourner ».

Depuis l’antiquité ce terme a conservé parmi ses significations celle d’un événement violent qui porte avec lui la force de changer le cours des choses, un événement qui produit en même temps une rupture et un changement de direction, et qui par conséquent peut être un début comme une fin. Un événement décisif, en somme, qui en brisant la continuité de l’ordre du monde, permet la naissance de tout autre chose. L’image facile et immédiate de la charrue qui brise et retourne une motte de terre sèche et épuisée, revivifiant et préparant le terrain pour un nouveau semis et une nouvelle récolte, rend bien l’aspect fécond présent dans un terme habituellement associé au seul épilogue dramatique.

D’où l’ambivalence, dans un passé lointain, des sentiments humains suscités par la catastrophe, allant de la peur panique à la fascination extrême. Au-delà et contre toute peur de la mort, pendant de longs siècles, les êtres humains ont participé à l’infini à travers la destruction catastrophique, en cherchant en lui la fulgurante révélation physique de ce qui n’était pas. Du Chaos primordial à l’Apocalypse, du Déluge universel à la Fin des temps, de la tour de Babel à l’an Mille, nombreux sont les imaginaires catastrophiques autour desquels l’humanité a cherché à se définir dans sa relation avec la vie et le monde sensible, sous le signe de l’accident. Le sentiment de catastrophe a été très probablement la première perception intime du potentiel explosif de l’imaginaire, une fissure permanente dans la (présumée) uniformité de la réalité. Se rapprocher des bords de cette fissure, en suivre la ligne, cela signifiait céder à la tentation d’interroger le destin, et non pas afficher la prétention d’y répondre. Imaginaire ou réelle, la catastrophe possédait la force prodigieuse d’émerger en tant qu’objectivation de ce qui excède la condition humaine la plus triste.

C’est seulement vers la fin du XVIIIe siècle, suite à la découverte des restes de Pompei en 1748 et le grand tremblement de terre de Lisbonne de 1755, que le mot catastrophe a commencé à être utilisé dans le langage commun pour définir un désastre inattendu aux dimensions gigantesques. Un glissement de signification facilité par le fait qu’après 1789 et la prise de la Bastille, il y aura un autre mot employé pour indiquer un renversement, une rupture irréversible de l’ordre préexistant, en mesure de préparer l’avènement d’un nouveau monde. Né au siècle des Lumières, le concept de révolution ne pouvait qu’avoir un caractère intentionnel, fortement lié à la raison, voilà pourquoi il a été lié à l’accomplissement d’un processus, à l’évolution d’une idée, au résultat d’une science. Voilà la différence profonde entre la révolution et la catastrophe qui l’a précédé et qui, d’une certaine manière, l’accompagne. Là où la révolution est l’incarnation de l’histoire, la catastrophe est son interruption. De la même manière que la première est programmée dans ses structures, projetée dans ses buts, organisée dans ses moyens, la seconde est inattendue dans ses temporalités, imprévue dans ses formes, inopportune dans ses conséquences. Elle n’élève pas les hommes et les femmes en les satisfaisant dans leurs aspirations et leurs convictions, qu’elles soient originelles ou induites, mais elle les précipite en dehors de leurs communes mesures et de leurs représentations, jusqu’à les réduire à des éléments insignifiants d’un phénomène sans aucune loi.
Plus encore que la révolution, l’explosion catastrophique du désordre balayait le vieux monde, ouvrant la voie à d’autres possibilités. Après la matérialisation de l’impensable, les êtres humains ne peuvent plus rester les mêmes, car ils n’ont pas vu s’écrouler de leurs propres yeux uniquement leurs maisons, les monuments, les églises et les parlements. Mais aussi les fois, les théories, les lois – tout a été réduit en décombres. L’ancienne fascination pour la catastrophe naît ici, de cet horizon chaotique irréductible à tout calcul, au moment où un bouleversement sans précédent brise brusquement toute référence stable, posant brutalement la question du sens de la vie dont les répercussions infinies exigent, en réponse, un excès d’imagination. La catastrophe est servie à l’individu, dans la découverte dramatique de quelque chose qui va au-delà de son identité, pour se confondre à nouveau avec la nature, le sol primordial où la source de la création.
Mais à partir de la fin de la deuxième guerre mondiale, marquée par la première explosion atomique, qu’est-il arrivé ? La perspective révolutionnaire s’est peu à peu éteinte, effacée des cœurs et des esprits. Ainsi, en leur intérieur, une seule forme possible de bouleversement matérielle est restée incontestée, qui plus est en possession des formidables moyens techniques ultérieurs pour se manifester. Mais la catastrophe actuelle n’a que très peu de choses en commun avec celle des temps jadis. Elle n’est plus cette foudre de la nature ou de l’œuvre d’un Dieu, qui met l’être humain face à lui-même – c’est un simple produit de l’arrogance scientifique, technologique, politique et économique. Si les catastrophes du passé, en mettant sens dessus dessous l’ordre établi, incitaient à regarder l’impossible en face, les catastrophes modernes se limitent à creuser ultérieurement dans le possible. Au lieu d’ouvrir l’horizon et de mener loin, elles l’enferment et elles le clouent à ce qu’il y a de plus proche. L’imagination sauvage laisse le pas au risque calculé, faisant en sorte que l’on ne désire plus vivre une autre vie, mais que l’on ambitionne de survivre en gérant les dégâts.
Les unes après les autres, les catastrophes qui ont eu lieu ces dernières décennies défilent devant nos yeux comme si elles n’étaient que des conséquences de la myopie technoscientifique et du mauvais gouvernement, à dépasser grâce à des techniciens et des politiciens plus attentifs et clairvoyants. Les catastrophes actuelles et celles du futur deviennent donc inévitables, ou pour le moins réductibles seulement à un contrôle toujours plus grand des activités humaines, placées dans des conditions d’urgence pérenne. L’effet de cette logique, c’est que les désastres « naturels » sont immédiatement oubliés et refoulés dans un contexte distant, comme si c’étaient des événements mineurs, alors que seuls les désastres « humains » occupent le centre de la scène d’un récit qui nous invite à accepter l’inacceptable. S’ils nous terrorisent, c’est exclusivement parce que notre survie physique en tant qu’espèce est menacée. Et c’est cela que l’on devrait craindre plus que toute autre chose, la catastrophe invisible de la soumission soutenable, de l’administration du désastre, celle qui enchaîne et paralyse notre envie démesurée de vivre en imposant des distances et des mesures de sécurité.

Finimondo