Brescia (Italie) – Pour Manu, pour Juan, pour une autodéfense collective

Mercredi 2 juillet, à 13h, au tribunal de Brescia, aura lieu le procès en appel contre Manu. Arrêté en mai 2019, détenu en prison jusqu’en mars 2020 et aujourd’hui aux arrestations domiciliaires, Manu a été condamné le 22 novembre dernier à 3 ans et 2 mois, car accusé d’avoir aidé Juan pendant sa cavale. Tout en créant un précédent farfelu mais grave, le Parquet ne l’a pas accusé seulement d’« aide à se soustraire à une peine », mais aussi de « complicité » avec la circonstance aggravante de « terrorisme », parce que Juan, au vert à cause d’un certain nombre de condamnation définitives, liées surtout à la lutte contre le Train à haute vitesse en Valsusa, a été arrêté après plus de deux ans de cavale, accusé d’avoir attaqué le siège de la Lega à Trévise, une affaire judiciaire, celle-ci, dont personne (ni Juan, ni encore moins Manu) pouvait être à connaissance. Si, ces dernières années, il est arrivé très rarement que quelqu’un qui offre de hospitalité ou de l’aide à un fugitif soit arrêté, c’est la première fois qu’à l’accusation de « complicité » on ajoute la circonstance aggravante de « terrorisme », dans ce cas avec un saut logique assez périlleux. Il s’agit d’une attaque bien précise contre la solidarité, d’un avertissement à quiconque, par l’avenir, décide de donner un coup de main aux recherchés, aux fugitifs, aux clandestins, en opposant à la lois la pratique de l’entraide, les règles, vieilles comme le monde, d’une communauté qui s’ouvre sans demander de papiers d’identité, l’élan généreux qui unit ceux qui défient l’autorité et ses injustices. Étant donné que tant de personnes pourraient se trouver dans la situation de Juan – tout comme le sont déjà des millions d’êtres humains, qui, pour différentes raisons, vivent et se déplacent traqués par la police parce qu’ils n’ont pas dans leur poche un certain papier, le fait de réaffirmer que la solidarité est quelque chose de juste n’est pas seulement un geste de soutien envers Manu (et Juan), mais aussi un élément d’autodéfense collective.

Ce « monde souterrain », où les lois et la police n’arrivent pas à entrer, est justement le substrat éthique qui a écrit les pages les plus belles de l’humanité rebelle, qui a permis (et permet encore, aux quatre coins de la planète) aux mouvements révolutionnaires de tenir le coup. Dans cette « histoire hors la loi » est encore écrit notre avenir.

Pour ces raisons, et d’autres encore, nous invitons compagnonnes et compagnons, amis et solidaires à une présence en soutien devant le tribunal de Brescia, mercredi 22 juillet à partir de 12h30.

anarchistes

attaque.noblogs.org

Quelques réflexions sur les attaques d’antennes relais

Ce texte s’adresse aux personnes qui soutiennent et/ou pratiquent l’attaque.
Il se veut être une réflexion plus globale sur le choix des cibles.
Il ne prétend pas apporter des idées neuves ou des solutions géniales mais tente de faire un petit point et s‘ose même à regarder plus loin.

Des petits trous

 

Voir une multiplication de la pratique du cramage d’antennes ou de fibre optique (et de l’attaque en général d’ailleurs) m’a profondément réjoui. Maintenant que le foisonnement semble être un peu retombé je pense qu’il peut-être intéressant pour nous de se remettre à penser plus à froid. Les attaques d’antennes relais ne sont pas nouvelles, cela fait de nombreuses années qu’on peut en voir régulièrement. Si ces dernières années on a pu voir le rythme s’intensifier (en fRance en tout cas), l’explosion de ces derniers mois à été vraiment impressionnante. Pour autant qu’en reste il ? Des expériences individuelles, sans aucun doute. Des nouvelles complicités créées, j’imagine. Mais surtout de nouvelles possibilités, j’espère. Car ces trous dans la toile du réseaux sont si irréguliers et dispersés (à part quelques exceptions d’attaque coordonné à Paris ou Grenoble mais j’y reviens plus loin) qu’ils sont réparés en quelques heures, ou quelques jours dans le meilleurs des cas. Car le point faible de ces fameuses antennes est également leur point fort. Elles sont vulnérables, même pour de très petits groupes moyennement équipés, mais elles sont aussi très facilement remplaçables. Si l’effet est immédiat (le téléphone fonctionne ou le téléphone ne fonctionne pas), dans l’écrasante majorité des cas le réseau possède un maillage tellement serré qu’une autre antenne prend directement le relais (d’où leurs nom) et qu’on ne voit pas la différence au niveau des services. Malgré toute l’ardeur qui y a été mise, que représentent 50 antennes face aux 30.000 réparties sur l’ensemble du territoire ? Défaitiste ? Je ne penses pas.

Un autre regard

Nous pouvons prendre les choses d’une autre manière. Le fait que l’entièreté du territoire (et l’énorme majorité du monde d’ailleurs) soit couverte ne signifie pas qu’il n’y ait plus rien a faire, mais bien que l’on peut attaquer partout. Que ce soit dans une région où l’on passe du temps pour apprendre à y interagir et s’y déplacer en toute discrétion, ou plus loin pour brouiller les pistes en réfléchissant aux différents moyens de se déplacer sur de plus longues distances de façon anonyme.

De la même façon nous pouvons jeter un regard sur notre mouvement (j’ y mets de façon simplificatrice tout ceux et celles que le désir de liberté pousse à l’attaque sans médiations) et sur sa plus grande faiblesse (à mon sens) : le manque total d’organisation à moyenne/grande échelle. Regardons autrement. Le fait de ne pas avoir de groupe de décision centralisé, ni de chef, d’être dispersés, voire en désaccord sur certains nombre de points est peut-être notre meilleure arme contre la répression. Il est beaucoup plus difficile pour nos ennemis de comprendre qui veut quoi, qui dit quoi, et surtout qui fait quoi ! (moi même je m’y perds souvent). En cas d’arrestations je ne serai pas non plus en capacité de balancer des gens que je n’ai jamais vu.
Gardons donc nos saines méfiances envers tout ce qui pourrait ressembler à de l’autorité mais ne nous empêchons pas de penser à la façon dont nous pourrions nous organiser de manière plus large : des appels à des campagnes d’attaques, des partages de savoirs et pratiques sur papiers, des textes de débats entre nous, certaines rencontres informelles en réfléchissant grandement à la sécurité, des petits groupes de réflexion plutôt que des grosses AG, favoriser la rencontre d’un contact représentant d’autres gens plutôt qu’un processus à plus nombreuses, …

Pour en revenir à leurs antennes, si l’idée que l’attaque est reproduite et partagée quant elle est simple et compréhensible reste pour moi un doux rêve (ou une idéologie dans certains cas (1)) il n’en reste pas moins que ces cibles sont fortement intéressantes pour nous car plus accessibles sur le plan matériel (isolées,avec peu ou pas de protections) et donc plus faciles pour se lancer, entraîner d’autres compagnon.nes avec nous, apprendre à reconnaître des territoires, partager des pratiques et casser ce mythe que l’attaque reste l’affaire de spécialistes surentraînés et sur-équipées. Nous avons donc bien besoin de ces cibles. Mais pour aller au-delà d’elles.

Aller au-delà

Et justement les possibilités : Que ce soit à Paris pendant le confinement (2) ou à Grenoble quelques dizaines de jours plus tard (3) le pas me semble franchis en passant d’une cible avec une valeur stratégique peu importante (car facilement remplaçable) en de multiples cibles qui une fois coordonnées augmente grandement l’efficacité de l’attaque. Que ce soit les 100.000 personnes privées d’internet et téléphone à Paris, ou à Grenoble où l’on apprend qu’une antenne de plus aurait coupé tout le réseau de la métropole (4). Non pas que la recette soit nouvelle, mais je trouve très enthousiasmant qu’on se permette d’y penser, de le faire, de se coordonner, de frapper simultanément et de disparaître. C’est le pas en avant entre ce qui peut s’amalgamer à une certaine pratique du conflit basse intensité et ce qui pourrait devenir un conflit plus ouvert. Vu la tournure que prennent les choses avec d’un coté un système tout technologique sur-controlé et de l’autre la destruction toujours plus virulente de ce qu’on osait encore appeler nature il y a peu, je pense sincèrement que nous n’avons plus le temps. Plus le temps d’espérer qu’un énième mouvement social devienne incontrôlable si l’on y casse suffisamment de vitrines ; ou d’espérer qu’à force de petits exemples de sabotages diffus, une masse toujours plus servile se transforme en masse furieuse. Ne plus avoir le temps ne signifie pas pour moi se précipiter derrière chaque urgence (climatique ou sociale), ni suivre le flux toujours plus rapide du réseau, pour être « présent » à faire de la « contre information » . Non. Cela signifie planifier des opérations qui ont du sens, oser penser en termes de stratégie. Avec nos temporalités et non pas celles du pouvoir. D’autant que le système à traversé une « crise ». Et qu’il me paraît évident sans jouer aux prophètes qu’il y en aura d’autres, dont nous avons tout intérêt à profiter. Et nous pouvons peut-être déjà tirer certaines questions/conclusions de ce qui s’est passé.
Savoir où aller pendant le confinement, avec qui. Se souvenir de qui t’as ouvert sa porte et qui l’a laissé fermée. Si tu aurais dû accumuler du matériel offensif avant que les magasins ne ferment. Si tu avais oublié des choses. Si tu avais des moyens de te déplacer en évitant les contrôles. A quel point tu sais fonctionner et t’organiser sans ton téléphone, sans internet si le réseau tombe (de manière momentanée ou de façon un peu plus longue,… ).

Le choix des cibles

Que ce soit pour la fibre ou les réseaux des télécommunications, il existe des nœuds que nous pourrions étudier. Il me paraît important également de rappeler que toute infrastructure essentielle au système techno-industrielle est actuellement alimentée par la production électrique. Si une cible paraît trop complexe pourquoi ne pas l’attaquer en amont, là où la surveillance est moindre. Quelques transformateurs électriques rendus inopérants peuvent plonger une grande ville dans l’obscurité totale de la déconnexion (avec tout ce que cela implique, à l’heure où toutes les infrastructures et l’écrasante majorité des interactions sont pensées en terme de système interconnecté et de flux).

Et si j’étais suffisamment préparé pour aller encore plus loin ? Et si j’avais l’information qu’à une heure donnée, l’endroit où je me trouve allait se retrouver dans le noir, sans système de surveillance, sans réseau, qu’est ce que je pourrais y faire ? Quelle préparation cela exigerait t’il ? Soyons honnêtes : nous sommes très peu nombreuses. Pour cela nous devrions peut-être nous concentrer d’avantages sur les pièces critiques de ce système si nous voulons lui porter des coups réellement dommageables.

Mon but n’est pas ici de dire que nous devrions exclusivement viser les centres névralgiques du pouvoir et que toute autre attaque n’est pas digne d’intérêt. Au contraire. Toute attaque est bonne en soi. Mais nous avons besoin de savoir ce que nous en attendons précisément. Ce qu’elles apportent, ce qu’elles n’apportent pas. Quels sont leurs effets et leurs limites. Ce qu’elles produisent et les possibilités qu’elles ouvrent.

Cela me paraît réellement nécessaire aujourd’hui. Si nous voulons (re)devenir dangereux, si nous voulons (re)devenir sauvages.

Notes :
(1) brochure critique dérives méthode insurrectionnelle
(2) attaque coordonnée paris
(3) communiqué attaque coordonnée Grenoble
(4) antenne, je ne boirai plus de ton eau (article journal papier grenoblois)
(5) sur les effets d’une panne de courant

Quelle internationale? Entretien et dialogue avec Alfredo Cospito, depuis la prison de Ferrara. Troisième partie

Quelle internationale? Entretien et dialogue avec Alfredo Cospito, depuis la prison de Ferrara. Troisième partie

Vetriolo, giornale anarchico, n° 4 / mars 2020

Le texte qui suit est la troisième et dernière partie de « Quelle internationale ? Entretien et dialogue avec Alfredo Cospito, depuis la prison de Ferrara », publiée en mars 2020 dans le n°4 du journal anarchiste en langue italienne « Vetriolo ». La première et la deuxième partie ont été publiées respectivement dans le n°2 (automne 2018) et n°3 (hiver 2019). Étant donné la complexité et l’étendue des sujets abordés et du texte lui-même, ça n’a pas été possible de le publier en entier dans une seule issue du journal et nous avons donc choisi de le couper en trois parties.
L’ensemble sera publié dans un seul volume, qui sortira prochainement. […]

Pour recevoir des copies du journal : vetriolo[at]autistici.org

[Note d’Attaque : pour télécharger ce texte en PDF, cliquer ici – pour l’original en italien ici. La première et la deuxième partie sont ]

* * *

Vetriolo : Dans des écrits récents, tu as voulu ouvrir un débat à propos des groupes d’actions et des groupes d’affinité, d’individus qui agissent seuls, des revendications, des façons de s’organiser informellement entre anarchistes et de la propagande par l’action directe. Les expériences qui arrivent jusqu’au jour d’aujourd’hui sont diverses, nombreuses et hétérogènes, dans les différentes tensions de l’anarchisme. Nous ne pensons pas que l’anarchisme d’action se trouve face à une indisponibilité ou une impossibilité vis-à-vis du contexte historique actuel. Les anarchistes, de différentes façons et à toute époque, ont toujours agi « maintenant et ici ». Nous voudrions te demander, à la lumière de ces expériences et manières différentes d’agir et de s’organiser de façon horizontale et anti-autoritaire : pourrait-on dire qu’il y a, notamment en Italie, un préjudice idéologique en ce qui concerne « l’organisation informelle », « les groupes anarchistes », « la revendication » ?
De même, le débat, qui s’est souvent enlisé dans des jeux de mots creux, loin de pouvoir confirmer une validité absolue ou des résultats théoriques-pratiques pour « la reproductibilité, l’informalité, l’anonymat », est-il, dans le contexte italien, conditionné par des calculs, fonctionnels à et sous-tendant une logique déformée de « factions » ?

Alfredo : Le préjugé « idéologique » par rapport à l’organisation informelle n’est pas une nouveauté, ici chez nous. Même s’il est indubitable que certaines concrétisations de la pratique informelle sont plus acceptables que d’autres, de la part de l’anarchisme organisateur « classique ». Les « petites » actions, reproductibles, contre des structures de la domination, non revendiquées, sans aucune sigle, créent moins de problèmes que des actions qui mettent en danger la vie d’hommes et femmes liés au pouvoir, surtout si celles-ci sont revendiquées avec des sigles qui ont une constance dans le temps. Les premières sont plus acceptables par le « mouvement » que les deuxièmes, pour la simple raison qu’elles provoquent une répression moindre et moins intense, de la part de l’État. Le refus de l’insurrectionnalisme ou d’expériences informelles comme la FAI/FRI de la part de l’anarchisme « classique » est presque toujours motivé comme un refus « éthique » de la violence et, plus précisément, de certaines actions (attaques à la dynamite, incendies, colis piégés, tirs pour blesser, expropriations…). Pour des personnes qui se définissent comme des « révolutionnaires », l’hypocrisie d’une telle motivation est plus qu’évidente. La révolution, avec sa suite tragique de guerre civile, est parmi les éventements les plus violents qu’on puisse imaginer et lorsqu’on parle d’anarchisme « classique », social et organisateur, on parle de compagnons qui n’ont jamais mis en discussion le concept de révolution, de rupture violente avec le système. Pour des personnes qui ne mettent pas la violence révolutionnaire en dehors de leur propre horizon idéologique, l’opposition, indigne, à certaines pratiques trouve ses racines ailleurs, non pas dans l’éthique, mais dans la peur. Peur de la répression, peur de perdre cette image mensongère (bien que confortable) de l’anarchiste rêveur naïf, victime innocente et inerme du système, qu’ ici en Italie, depuis l’épisode de Piazza Fontana [à ce propos on pourra lire un autre texte d’Alfredo « Aux origines de la victimisation » ; NdAtt.], des nombreuses personnes ont utilisé comme un bouclier contre la répression. Une « image sacrée » sur laquelle un certain anarchisme « social », par moments post-anarchiste, a fondé son « mythe » et ses « fortunes ». La lutte armée anarchiste, bien que minoritaire, a mis en discussion ce « mythe », surtout lorsqu’elle a été fièrement revendiquée devant des juges. Cela dit, nous devons nous résigner à ce qui est inévitable : le préjugé « idéologique » vis-à-vis de « nouvelles » formes de lutte est dans la nature des choses. Toute nouvelle forme d’organisation « désorganise » inexorablement les réalités préexistantes qui ont son même but, les surprend et les met en discussion.
La naissance de celles que tu appelles « les factions » est le fruit de cette « désorganisation », de cette conflictualité. Notre histoire est pleine de luttes intestines entre des compagnons qui, en théorie (même si avec des pratiques différentes), devraient être du même côté. Les « insurrectionnalistes », quand ils ont fait leur apparition, dans les années 70 et 80, ont subi des attaques très violentes et des accusations infamantes ont été portées à leur encontre. Des années après, des accusations du même acabit ne manquent pas à l’encontre des compas de la Fédération Anarchiste Informelle. Ceci dit, il faut quand-même ajouter que l’affirmation du « nouveau » s’accompagne presque toujours d’actes d’agressivité à l’encontre du « vieux » et nous, les anarchistes, ne sommes certainement pas une exception. Des agressions verbales, aussi nombreuses, à l’encontre des anarchistes « officiels » n’ont pas manqué (« anarchistes de salon », « lâches », « réformistes », « bourgeois »…), rien de dramatique, ce sont des dynamiques normales (même si désagréables et contre-productives) dans un mouvement, comme le mouvement anarchiste, débordant de passions et de convictions contrastantes et (qu’on me le laisse dire) encore vivant justement grâce à cela.

Tu maintiens que les débats risquent de se réduire à des simples « jeux de mots creux » et que « la reproductibilité, l’informalité, l’anonymat » sont loin d’avoir des résultats « théoriques-pratiques » réels, puisqu’ils seraient biaisés à la racine (à priori) par une « logique déformée de factions ». Tu aurais raison si des telles pratiques n’avaient jamais été testées dans la réalité, mais à vrai dire, une partie significative du mouvement les a expérimentées dans sa chair pendant des années. Je suis en taule depuis des années pour cela. Dans le bien et dans le mal, j’ai testé dans la pratique, dans la réalité, l’efficacité et les conséquences de tels « concepts ». J’ai joui de victoires exaltantes et j’ai souffert des défaites décourageantes. Quand l’on se « salit les mains » avec l’action, les hauts et les bas sont inévitables. Quand l’on se confronte avec certaines dynamiques de lutte, on ne peut être sûrs de rien. Tout est possible, même les choses les plus inimaginables peuvent se concrétiser, comme par magie. La seule certitude que l’on ait c’est que uniquement en s’affrontant concrètement avec le pouvoir nous pouvons ré-élaborer, amplifier et améliorer notre action et notre pratique, le reste est secondaire. « Reproductibilité, informalité, anonymat » : trois simples mots qui, pour moi, signifient beaucoup plus que des théories abstraites et alambiquées. Ils sont la tentative (pas toujours réussie) d’être cohérent et de vivre mon anarchie tout de suite, maintenant.

La « reproductibilité », je la relie à une sensation : la joie de voir que nos pratiques (les actions des anarchistes) surprennent et déferlent partout. Dans les années 80, j’ai vu l’épidémie de pylônes électriques abattus à travers toute l’Italie, des décennies après j’ai assisté, consterné et plein d’enthousiasme, aux campagnes internationales et à l’éruption de la FAI/FRI à travers le monde. Des expériences passées (trop rapidement, parfois) mais qui te laissent l’empreinte d’une vie pleine, digne d’être vécue, la vie d’un anarchiste d’action débordant d’optimisme. Il s’agit de satisfactions difficiles à comprendre pour quelqu’un qui ne les a pas vécues, mais faciles à atteindre, il suffit de se jeter dans la mêlée et de passer de la théorie à l’action ; là, il y a un monde qui s’ouvre…

L’« informalité », pour moi, ce sont surtout l’amitié et l’amour entre des compagnons qui partagent tout, même les délusions (inévitables dans les rapports humains, par nature changeants). Des frères et sœurs en guerre, unis par une passion : la destruction de l’existant, quelque chose qui suffit à soi-même et n’a pas besoin des entraves d’une organisation. Une vie vécue intensément, une poignée de compagnons qui font de la loyauté et du respect de la parole donnée une forteresse inexpugnable, qui nous permet de résister toujours et contre tout.

L’« anonymat » c’est la liberté, parce qu’il nous offre la possibilité de frapper encore et encore… Et, malgré ça (surtout grâce à ça), il nous permet de continuer à agir à la lumière du soleil, de ne pas nous isoler du « mouvement », en réduisant fortement le risque de devenir des « points de repères », des « leaders » qui imposent leur volonté grâce à leur plus grande expérience et propension à l’action ; et puis il faut toujours garder à l’esprit que le manque d’autocritique rend idiot à la vitesse de la lumière. Pour ce qui est de l’expérience courte et limitée qui est la mienne, je peux dire que dans l’anonymat on vit comme dans une sorte de « schizophrénie » salutaire. Une partie de toi communique par l’action, une autre partie vit la vie du « mouvement » (avec toutes ses embrouilles), mais, loin des projecteurs, tes mots valent comme ceux des autres. Les problèmes (du moins ça a été ainsi dans mon cas) arrivent quand l’anonymat meurt et arrive la nécessité de la « clandestinité ». Je ne m’étais jamais posé sérieusement cette question. Après avoir tiré dans la jambe d’Adinolfi, j’aurais pu m’enfuir, j’avais la possibilité de le faire, mais la peur de quitter mes affects, ma vie, m’a bloqué. Dans un tel cas, on se crée des justifications, on se convainc soi-même que l’on ne va peut-être pas se faire arrêter. Je dis cela pour faire comprendre que chacun de nous a ses limites (parfois gros, comme dans mon cas) et qu’il les paye cher. L’important est d’apprendre de ses erreurs, ne pas se cacher, ne pas en avoir honte ; il est plus important de réfléchir à ses manques qu’à ses points de force ou à ses succès ; seulement ainsi on peut s’améliorer.

Au cours des années, ces trois pratiques ont été expérimentées sur le terrain et même si (parfois) elles ont produit une « logique déformée de factions », elles représentent la partie la plus vitale et combative de l’anarchie, sa concrétisation dans le monde. Surtout lorsque de tels débats impliquent des compagnons pratiquant l’action directe : dans ce cas ils gagnent une valeur différente, réelle. Justement à cause de cela, même parmi ceux qui mettent en pratique l’informalité, les contrastes, parfois importants, n’ont jamais manqué. Cela ne doit pas nous surprendre, surtout si l’on pense que cette dernière (l’informalité) peut être caractérisée par des dynamiques différentes, que ce soit d’un point de vue « structurel-organisationnel » ou d’un point de vue « opérationnel ». Ces dernières années, les contrastes les plus forts ont eu lieu à propos de la revendication des actions et, surtout, à propos de l’utilisation de sigles, en deuxième lieu à propos du concept de « spectacularisation », par rapport à certaines actions, accusées de ne pas être reproductibles. En réalité, on parle de pratiques hétérogènes qui se donnent des buts différents, non contradictoires mais carrément distincts. Elles comportent des attitudes et des choix de vie opposées et engendrent les deux visages de l’anarchie d’action d’aujourd’hui. D’un côté la conception « antisociale » ou « nihiliste », qui redonne vie au « mythe » de l’ « anarchie vengeresse », par la violence de l’action, portée à ses extrêmes conséquences ; les côtés « sociaux » de son action existent, mais on ne pourra le voir que dans l’avenir, quand ce « mythe » aura pu toucher le cœur des opprimés. D’un autre côté, l’anarchisme « social », l’insurrectionaliste qui, pour faciliter une croissance collective et quantitative, est disposé (en se donnant des objectifs intermédiaires, dans des luttes spécifiques) à limiter et ajuster sa propre violence destructrice.
Pour mieux comprendre, allons voir quelles sont, plus précisément, ces différences : d’un point de vue « structurel-organisationnel » elles sont considérables, entre des petits « groupes d’affinité » éparpillés dans le territoire qui, sans liens entre eux, communiquent par des revendications d’actions et promeuvent des « campagnes internationales », et, d’autre côté, des « groupes d’affinités » liés à une lutte précise, localisée, qui se rapportent à des « assemblées ouvertes » élargies à la population et au « mouvement ». Également radicales sont les différences d’un point de vue « opérationnel ». D’un côté des actions à la violence et à l’impact forts, qui ont comme objectif la « propagande par le fait », le simple fait de répandre la terreur parmi les rangs des exploiteurs. Une manière d’agir, donc, qui n’a pas besoin de faire des compromis, de négocier avec l’existant, puisque elle n’a pas comme objectif une lutte intermédiaire. Son seul but (au delà du pur, bénéfique, agréable plaisir de la destruction) est de refonder coûte que coûte le « mythe » de l’« anarchie vengeresse », des « lendemains qui chantent », de la « révolution anarchiste ». Par la « propagande par le fait », elle fait renaître ce « mythe », en gagnant à nouveau cette crédibilité parmi les exploités qui a été perdue au fil des années. Une crédibilité que l’on obtiendra par des actions qui ne se posent aucune limite, puisqu’elles auront un seul objectif, celui, profondément éthique, de frapper durement les exploiteurs, de venger les exploités. Une pratique, donc, qui fait appel au côté « nihiliste », « obscur » de l’anarchie : vengeance, haine, violence, ainsi qu’à une forte irrationalité, dictée par le désir « fou » et courageux de liberté ; à mon avis, la partie la plus vivante et optimiste de notre anarchie, celle qui nous amènera à la révolution. D’un autre côté, l’insurrectionalisme (anarchisme social), avec son lien avec le territoire, avec ses actions qui mettent des bâtons dans les rues aux réformistes et gradualistes de toute sorte. Des actions qui ont comme but le caractère immédiatement concret d’une lutte spécifique, qui doivent tenir compte des assemblées populaires et se rapporter aux gens. En s’obligeant à graduer ses interventions, pour ne pas courir le risque de rester isolés, d’être « coupés du jeu ». Des actions réfléchies et adaptées au contexte social qui les entoure. La caractéristique d’un telle façon d’agir est la poursuite d’objectifs qui touchent la vie concrète des gens, ce qui les relie fermement à la présence de résultats immédiats, bien que partiels, qui ont le mérite de faire comprendre aux gens les potentialités réelles de l’action directe, du refus de la délégation. Ces pratiques sont toutes deux caractérisées par un grand saut qualitatif, dont à mon avis on peut pas se passer, qui les met au-dessus de toutes les autres pratiques anarchistes : l’action destructrice, l’action armée, la mise en discussion du monopole étatique de la violence. On ne peut que partir de là, pour renverser, révolutionner le monde, parce que la semence de la sororité future vit déjà aujourd’hui, dans la conflictualité et dans la façon dont nous l’organisons. Seulement dans un contexte de lutte, de conflit, nous pouvons savourer immédiatement, aujourd’hui, la pureté de rapports libres, d’amour, de solidarité vivante, révolutionnaire. Le reste est compromis, vie tranquille, aliénation, sur le long terme capitulation. L’anarchie ne vit pas dans ce que nous disons ou écrivons, mais dans ce que nous faisons. Ce serait beau de pouvoir compter sur le fait que ceux qui parlent de certaines pratiques les aient vécues dans leurs chair, mais malheureusement ce n’est pas toujours le cas. C’est pour cela que (à mon avis) on devrait prêter plus d’attention aux écrits et aux réflexions que l’on trouve dans les revendications d’actions. Dans de tels cas, impossible de se tromper : ceux qui les ont écrites ont agi, en mettant en jeu leurs vies. Leurs mots ont forcément une matérialité, un caractère concret, un poids plus grand, on sait par sûr que ceux qui les ont écrits sont passés à l’action, en mettant en péril leurs propres existences. La force de la communication par les actions est précisément là. Certain.e.s compas décrivent les revendications comme des textes inutiles, remplis de démagogie ; c’est peut-être le cas, mais là au moins (pour « démagogiques » qu’elles puissent apparaître), nous avons la certitude que les mots portent avec eux le « poids » de la vie vécue, de l’action. Chose qui manque a des nombreux textes, bourrés de « magnifique » littérature, mais éphémères parce que manquants d’attaches avec le réel, détachés de la lutte, lointains de la vie.

Vetriolo : Depuis quelques années, tu as pris position « contre al révolution ». Une position qu’on imagine que tu as développé en prison, étant donné que la revendication de la Cellule Olga/FAI-FRI se termine par une déclaration d’amour pour la révolution sociale. Nous pensons avoir parfaitement compris ta position, c’est à dire la provocation « contre l’attente de la révolution », qui, elle, signifie renvoyer l’action à des temps meilleurs, quand les conditions objectives seront réunies. En somme, l’attentisme dans toutes ses variantes, bien que présenté avec des mots d’ordre révolutionnaires. Si cela reste une provocation, d’accord. Le paradoxe dialectique : aujourd’hui les révolutionnaires sont des réformistes. Cela est efficace. Mais il arrête d’être efficace si l’on abandonne l’utilisation paradoxale de cette expression. Nous allons essayer de nous expliquer. Cela est efficace contre l’anarchisme appelé « social » – social, mais pas classiste – qui « s’allie » avec une partie de la bourgeoisie pour atteindre des objectifs spécifiques (empêcher la construction d’une grande œuvre, défendre des droits, etc.), dans l’attente que les conditions soient réunies pour faire la révolution. Un peu ce que l’on disait pendant la guerre d’Espagne, en 1936 : d’abord gagner la guerre, ensuite faire la révolution. Cela est donc efficace contre le frontisme qui renvoie la révolution à quand on aura résolu des problèmes plus urgents, pour la résolution desquels, donc, on noue des alliances avec ces sujets que la révolution devrait par contre exterminer. Alors, on te demande : ce n’est pas comme offrir un coup d’avance à l’adversaire ? Qu’est ce qu’on doit attendre encore, pour la révolution ? Le capitalisme n’a peut-être pas déjà suffisamment détruit notre planète ? Il n’a peut-être pas suffisamment pesé sur les épaules de générations d’exploités ? Au lieu de dire que la révolution est finie, il vaudrait mieux de défendre la nécessité de la révolution ici et maintenant, contre ceux qui veulent la renvoyer à un avenir lointain, pour ne pas déranger les sommeils tranquilles – par exemple – du vigneron qui ne veut pas d’une grande œuvre sur son champ, là où il pourra continuer à exploiter comme esclaves des migrants ; cependant, il craint la révolution plus que tout, puisqu’on lui enlèverait, comme l’on dit, la maison et le vignoble.

Maintenant, nous serons durs : le risque, lorsque l’on déclare que la révolution est finie, est qu’il y ait des compagnons tellement bêtes – et il y en a beaucoup – qui ne comprennent pas qu’il s’agit d’une provocation et qu’il y croient par de vrai ! Tes invectives contre la révolution pourraient donc non pas pousser les compagnons à agir ici et maintenant, mais plutôt le pousser à ne pas agir du tout. Les rebelles ont besoin d’un rêve ; pourquoi, sinon, finir en taule ou se faire tuer ?

En outre, au jour d’aujourd’hui, critiquer la révolution, ne te fâche pas, ce n’est pas si original que ça. C’est Francis Fukuyama qui a commencé, en 1992, avec son essai « La fin de l’histoire ». Selon le philosophe de régime américain, tout était terminé : la démocratie, le capitalisme et l’État libéral avaient gagné pour toujours. Le cauchemar sans fin de l’éternel présent. Un paradigme philosophique-social que la société a réifié de différentes manières : de la télé au consumérisme d’internet, les objets de consommation changent très vite, mais il semble par contre que, depuis trente ans, nous vivons toujours à la même époque. Et puisque les anarchistes, mêmes ceux qui se disent le plus fermement antisociaux, vivent dans cette société et en absorbent vices et idées, voilà que des nombreux anarchistes on commencé à penser exactement de la façon voulue par le système : des articles sur « A-rivista anarchica » ou « Umanità nova » qui pontifient sur la fin de la révolution sociale violente, qu’il faudrait remplacer par un anarchisme entendu comme idée culturelle, kantienne, normative… jusqu’à ces compagnons jadis combattants mis aujourd’hui déprimés, parce que, parfois, l’absence d’une perspective révolutionnaire signifie aussi l’absence d’une fantaisie projectuelle. J’invente une série d’actions aussi parce qu’il y a un projet qui stimule mon esprit.

Tu ne trouve pas que c’est une erreur d’être rentré dans ce filon, même avec des intentions complètement différentes ?

Alfredo : Pour justifier cette « renonciation », qui est la mienne, à la « révolution », je pourrais te citer Camus : « Puisque nous ne vivons plus les temps de la révolution, apprenons au moins à vivre le temps de la révolte ». En réalité, je suis d’accord avec lui seulement sur un point : aujourd’hui nous ne vivons sûrement pas le temps de la « révolution », mais celui de la « révolte ». Cependant, je veux que ça soit clair que mon apologie de la « révolte » n’est pas un repli, ni l’invitation à se contenter de demi-mesures, par temps de disette. Je suis convaincu qu’il n’y a pas de « révolution » sans une série d’innombrables révoltes qui la précédent et la préparent. Ces révoltes nous permettent et de vivre, tout de suite et pleinement, le plaisir de notre anarchie (nous sommes nés pour cela, c’est dans notre nature) et de nous ouvrir au monde, en construisant, révolte après révolte, action après action, le « mythe » des « lendemains qui chantent », en construisant, brique après brique, notre crédibilité aux yeux des opprimés, sans laquelle il ne pourra jamais y avoir une « révolution » digne de ce nom. Notre rôle, aujourd’hui, ne peut être que celui-ci : frapper, frapper et frapper encore… En forgeant avec le sang, la sueur et un énorme plaisir le « mythe » de l’« anarchie vengeresse » .
Une révolution anarchiste est possible. Nous devons simplement trouver le courage et la force de défendre cette perspective, visionnaire et utopique, qui n’a rien d’« idéologique » ni d’« autoritaire », justement parce qu’intrinsèquement visionnaire et utopique. Dans la revendication de la Cellule « Olga », cet optimisme ressort fortement, se traduisant dans une déclaration d’amour passionnée pour la « révolution sociale ». En ce moment là, il était (et il l’est encore aujourd’hui, mais je le fais de façon plus articulée) important de relancer l’action, dans la perspective d’un changement et d’un renversement global de ce monde (révolution sociale). Étant donné que, dans ta question, tu cites la revendication du coup de feu contre Adinolfi, laisse-moi dire que, de toute façon, ce texte-là avait des grosses limites. Il était complètement replié sur lui-même (adressé presque uniquement au mouvement anarchiste), le sujet du nucléaire y était abordé de façon superficielle et la question de la technologie, de la « méga-machine » (qui maintenant est central pour moi), n’était même pas effleurée. La critique qu’à cette époque-là certain.e.s compas ont porté à cette revendication, c’est à dire qu’elle n’était essentiellement rien d’autre qu’une série d’accusation envers d’autres composants du mouvement, contenait des vérités. Ce que j’essaie de dire est qu’avec le temps les analyses évoluent, l’important est de ne pas abandonner, ne pas rester à l’arrêt et surtout ne jamais plier face au pouvoir, ce qui, dans mon cas, signifie ne pas renoncer (par la théorie, étant donné la situation dans laquelle je me retrouve) à l’affrontement violent avec le système, à la lutte armée, coûte que coûte. Rester toujours pareil à soi-même n’est pas toujours une qualité, parfois cela signifie défaite, nous rend prévisibles, dans certains cas « folkloriques ». La cohérence ne doit pas signifier parcourir et parcourir encore et toujours le même chemin. Laisser stagner sa propre stratégie est pratiquement un suicide et n’apporte rien de nouveau à la lutte. Le fait d’être enfermé dans une cellule ne doit pas m’empêcher de grandir et de chercher des nouveaux parcours. Pour avoir la force de relancer, il suffit de rester ferme dans la critique et dans l’ironie envers soi-même et le monde. Autocritique et ironie : deux anticorps indispensables pour ne pas se transformer en fanatiques, haut-parleurs de l’idéologie. Cela ne doit donc pas te surprendre si aujourd’hui je contredis ce que j’ai dit par le passé, si je met en doute, dans nos bouches, le terme pompeux de « révolution », si j’arrive à soutenir, comme je l’ai fait dans cet entretien, que le mot « révolution » sonne creux à mes oreille, donc comme un « ennemi ».

Cette espèce de « lèse-majesté » est sûrement une provocation (comme tu le dis), mais elle entraîne une « critique » essentielle, liée à ma tentative d’analyse de la réalité, qui a de grosses limites, mais qui trouve un sens concret dans la pratique. Presque tou.te.s les anarchistes se replissent la bouche de « révolution », nombreux agissent en conséquence, en frappant des structures du pouvoir, très peu vont plus loin, en frappant des hommes et des femmes de la hiérarchie de la domination, mais aussi dans de tels cas le son de ce mot continue à grincer par rapport à la réalité, à sonner creux, déplacé. Si l’on veut être honnête, il faut le dire : même lorsque l’on participe à des soulèvements et à des insurrections dans des pays lointains, en y apportant notre généreuse contribution, on sait bien que, aussi juste, très juste que soit la cause pour laquelle nous luttons, elle n’amènera jamais à une révolution anarchiste. On s’est convaincus qu’il faut toujours faire des compromis avec la « réalité », tellement convaincus que ce n’est plus la réalité qui nous transforme, mais nous qui nous précipitons vers elle, en nous adaptant et en renonçant à notre idée extrême de liberté, pour une « réalité » possible, concrète. De cette façon nous devenons ternes, nous devenons fades, nous perdons notre charge utopique, en renonçant à la « révolution anarchiste », une perspective qui pour nous est désormais « hors du monde », « anachronique », impossible à réaliser. On n’y croit plus, voilà la vérité ; au fond de notre cœur, jour après jour, année après année, le « réalisme » a miné nos certitudes, il a creusé un gouffre presque impossible à combler. Heureusement, Fukuyama, que tu cites, avait tort : les jeux ne sont pas finis, l’histoire n’est pas arrivée à son terminus. L’histoire de l’humanité a toujours été caractérisée (du moins jusqu’ici) par des sauts en avant, des moments historiques pendant lesquels la « rupture révolutionnaire » est tant inévitable qu’inexorable. Le monde qui nous entoure change de plus en plus rapidement, mais la technologie qui cartonne n’a pas encore réussi à affecter significativement notre humanité, nos instincts, notre « âme ». Mais, comme nous l’avons dit, l’enjeu est devenu plus important, maintenant l’enjeu est la survie même de l’espèce humaine, la vie sur cette planète. La seule possibilité concrète que nous avons d’inverser cette tendance est la « révolte anarchiste », avec toute sa charge explosive de sentiments, passions, irrationalité, haine de classe, instincts anti-technologie, contre le dénommé « progrès » scientifique. Ce ne seront pas la rationalité, la modération, l’équilibre qui nous sauveront, mais l’irrationalité des passions, des sentiments : haine, amour, rage, vengeance. Aujourd’hui, ce n’est pas le moment de bâtir des nouvelles sociétés, mais de détruire celles qui existent. C’est le moment de la révolte, de la « fascination », du « mythe » de la « révolution anarchiste ». Le rôle de la « révolution », après, sera celui de construire, de bâtir, mais cela ne doit pas nous concerner, puisqu’il n’y a pas de révolution en cours. C’est pour cela qu’au jour d’aujourd’hui « la révolution anarchiste » sonne anachronique, un concept hors du monde. Ce concept peut gagner à nouveau du sens, un caractère concret, une actualité à lui, seulement s’il est accompagné par la « révolte », par la violence. La « révolte » se contente du « pathos » (les sentiments, les passions, la fascination) et de la « praxis » (l’action destructive, la propagande par le fait, la violence). La « révolution » est un concept complet, complexe, elle a aussi besoin d’« ethos » (valeurs) et de « logos » (stratégie, rationalité). Avec l’ethos et le logos l’on ne construit pas de « mythes », l’on ne déclenche pas de révoltes, l’on fait de révolutions*. Et les révolutions arrivent seulement quand les révoltes ont ouvert une brèche dans les cœurs des hommes, des femmes, des opprimés, des exclus. Chaque chose a son temps, chaque action est fille de son époque. La « révolution anarchiste » est fille des « révoltes anarchistes », fille de notre violence révolutionnaire. Nous ne vivons pas une période de crise de l’anarchie, donc, mais de régénération.

La « révolte » et la « révolution » sont étroitement liées, interdépendantes mais interconnectées, toujours en syntonie. J’irais plus loin : la « révolution » ne doit pas devenir « statu quo », elle doit être une sorte de révolte permanente, d’expérimentation continuelle, « infinie ». Le « mythe » est l’invention qui a pour issue la « révolution ». D’ailleurs, l’« histoire » et le « mythe » ont le même but : « dessiner, sous l’homme du temps, l’homme éternel », les hommes et les femmes en révolte, destructeurs et créateurs de nouvelles sociétés, de nouveaux mondes.

Vetriolo : En parlant de certaines idées et concepts anarchistes, comme l’on fait dans cet entretien, dans ce dialogue, notre pensée va maintenant aussi à ces moyens, à ces publications qui permettent de discuter des idées et de la pratique qui sont propres à l’anarchisme, et qui, en plus, rendent aussi possible la propagande ou la diffusion de ces mêmes idées. Évidemment, il y a des différences fondamentales entre la propagande et la diffusion des idées anarchistes. La simple diffusion semble laisser une sensation d’indétermination. Alors, nous nous demandons : quelle signification peut avoir, aujourd’hui, la diffusion des idées anarchistes, dans un monde où chacun est invité à répandre sa poubelle intellectuelle et à empester avec sa culture, avec ses opinions et considérations ? Par contre, pour ce qui en est du terme et du concept de propagande, il nous semble qu’il a acquis une valeur presque entièrement négative. Il paraît que l’on veuille presque dire que répandre les idées anarchistes soit quelque chose de mal, car cela reviendrait à une tentative de convaincre ou de persuader « les gens » (« et puis, c’est le pouvoir qui fait de la propagande ! »). Nous ne sommes pas d’accord. Nous voulons donner à ce terme cette valeur plus profonde qui relie la possibilité de faire connaître ses idées, aussi pour pouvoir atteindre des possibles complices, à une agitation constante visant à garder en effervescence la pensée anarchiste, elle aussi expression du conflit avec le pouvoir, car jamais détachée de l’action.

La propagande anarchiste, qui pour certains est quelque chose d’une autre époque, dépassée, tout comme un autre type de propagande, la propagande par le fait. On sait aussi que, selon les époques, les mots peuvent être chargés de valeurs et de signification très différentes, mais nous voulons le dire clairement. En somme, à ton avis, quelle est la valeur, aujourd’hui, de la propagande anarchiste ? Et après, voilà que tombe, lourdement, une autre question : à l’époque d’internet, des sites et des blogs, les anarchistes aussi se sont « aventurés » (pour ainsi dire) dans internet – cela a eu, selon nous, des nombreuses conséquences négatives. Parmi celles-ci, la presque complète disparition des publications sur papier qui ne soient pas un simple recueil et l’utilisation sans exception d’instruments numériques pour prendre connaissance de nombreuses « nouvelles » et faits qui concernent le mouvement anarchiste. En outre, l’utilisation d’internet a porté à une plus forte « internationalisation » de certains aspects de la communication entre anarchistes, en plus d’avoir dicté une nouvelle vitesse dans cette même communication. Il y en a qui pensent que l’utilisation de tels instruments puisse ne pas compromettre trop les mots et la valeur de ce que l’on défend, d’autres, comme nous qui écrivons, pensent qu’il s’agit d’instruments et de réalisations technologiques qui appartiennent au pouvoir. Cela est un sujet difficile, sur lequel il y a beaucoup à dire. Qu’en penses tu?

Alfredo : « Diffusion des idées » et « propagande », « pensée » et « action », le cœur de la cohérence anarchiste, de l’action anarchiste, devraient toujours coexister. Diffusion des idées : le débat entre anarchistes, l’approfondissement et l’évolution de nos analyses, de notre pensée. La propagande : l’ouverture au monde par le fait, l’action : des manifestations, des affrontements avec les flics, des actions destructives qui parlent à tout le monde. Le pouvoir, dans un État démocratique, persécute, combat la « propagande » quand elle devient action, mais aussi ces anarchistes qui, à travers des sites internet et des journaux, poussent à l’action. Cela nous montre ce que le pouvoir craint : il craint nos mots quand ils font de la « propagande » de façon claire, il craint la pensée qui pousse à l’action, la pensée qui devient action. Et quand la diffusion des idées passe par la « propagande par le fait », aux États ne reste plus que se plier et perdre ou réagir et réprimer par la violence. La diffusion de notre pensée iconoclaste, combinée avec notre action, risque de devenir mortelle pour tout « pouvoir », démocratique ou dictatorial, parce qu’elle ne prévoit pas la construction d’un nouveau État, d’un « contre-pouvoir ». C’est pourquoi la répression est préventive, même à l’encontre de la simple propagande prônant l’action, faite avec nos écrits.

Il n’est pas dit que les idées, les intuitions, se forgent seulement dans l’action, mais les réflexions qui les déterminent doivent avoir une base concrète, dans l’observation de l’effet que les actions ont sur la réalité. Ceux qui maintiennent que la « propagande » a une mauvaise réputation à cause du fait qu’elle est un « instrument politique » ont raison, mais si on la rattache à l’action, elle acquiert éthique, force, beauté. Nous devons être pragmatiques lorsque nous choisissons un « instrument », jamais faire abstraction de son utilité. Les temps modifient l’arsenal à notre disposition, il faut se mettre à jour, notre presse (journaux, revues) est un instrument insuffisant pour communiquer avec les « masses », des millions d’opprimés. La « presse » trouve une valeur presque seulement comme « lieu physique » de débat, d’évolution de nos idées et de communication parmi nous. Je ne me lasserai jamais de le répéter, aujourd’hui la seule façon que nous avons d’atteindre un nombre important d’exclus est à travers l’action « exemplaire », l’action destructive. Des revendications, des petites cellules de compas qui pratiquent la lutte armée, des compas qui descendent dans les rues pour y porter le conflit, seulement ainsi nous pourrons percer le voile de silence que les États érigent autour de leur domination. Ça n’a pas été toujours ainsi, dans un passé lointain notre presse a eu une certaine influence sur les « masses », il suffit de penser aux dizaines de milliers d’exemplaires qui étaient imprimées, dans les années 20 du siècle passé, du quotidien de Malatesta, « Umanità Nova ». La dernière, généreuse, tentative de construire quelque chose de semblable (du moins ici en Italie) a eu lieu dans les années 90, quand la partie la plus combative du mouvement anarchiste a essayé de fonder un quotidien, une tentative qui a échoué à cause de la répression et du travail énorme qu’il aurait fallu pour trouver les fonds, les énergies et les compétences. Certes, d’un point de vue « culturel », du moins depuis 1968, l’influence de la pensée anarchiste et libertaire a toujours été forte dans l’art, dans la sociologie, dans l’anthropologie… Mais celle-ci est une autre histoire, qui touche à la « presse », mais aussi à cette typologie d’anarchisme qui, plus que combattre et détruire le pouvoir, essaye de le limiter, de mettre des pansements, d’améliorer les choses ; je ne dis pas ça avec mépris, c’est simplement une anarchie que je ne ressent pas comme « mienne ».

Tu me demandes si la technologie que nous utilisons pour communiquer ne risque pas de « compromettre », de déformer profondément ce que nous voulons dire. Le dilemme que tu me poses est d’une importance vitale et je crois qu’il y a quelque chose de vrai dans ce que tu maintiens. Le risque est effectivement très haut, mais si nous voulons être incisifs et efficaces avec notre action, on ne peut pas se passer de se salir les mains avec la technologie, donc avec quelque chose de vraiment toxique et dangereux. Pour faire un exemple concret, de la même manière que je me suis « sali » les mains avec un pistolet, un « instrument de mort », pour mener l’action contre Adinolfi, j’ai du, auparavant, trouver l’objectif, son adresse… sur internet : j’ai du arriver à un compromis avec la technologie. Pour ne pas parler de la « nécessité », que l’on sent parfois, de communiquer nos réflexions, les raisons de nos actions, les vagues répressives qui nous touchent, au plus grand nombre possible de compas à travers le monde. L’utilisation d’une simple arme est bien moins toxique que l’utilisation d’internet, elle porte avec soi moins de risques, parce qu’elle est liée au concret, à la matérialité. Certes, dans un tel cas aussi il y a des inconvénients, on court le risque d’être « fasciné.e.s », conditionné.e.s par l’objet, par l’instrument, de se faire emporter par la « violence », succomber à la dérive de l’efficacité par l’efficacité, de la spécialisation, du « militarisme », mais tout cela n’est rien face au risque que l’on encoure en utilisant la technologie rien que sur le plan de la communication. Avec internet et tous ses « dérivés » technologiques, on risque de se détacher complètement de la « réalité », de devenir des personnages de jeu vidéo, en arrivant à « vivre » dans un monde virtuel fait de bavardage « subversif », qui nous donne l’illusion de faire, d’agir, mais qui, en réalité, nous neutralise, en nous jetant dans les bras du « pouvoir », qui nous phagocyte lentement (sans que l’on s’en aperçoive), en consommant notre vie, notre temps, d’une manière pas si différente de ce qui arrive à un détenu dans sa cellule. Combien de compas épuisent leur « révolte » devant un clavier ? De cette façon, aliénation et insatisfaction se nourrissent l’une l’autre et trouvent un exutoire dans l’agression de ceux qui nous sont les plus proches. Les accusation d’incohérence, si pas de pire encore, tombent « comme des avalanches », la chose la plus triste est que, pour certains, cela est la seule façon de se sentir vraiment « révolutionnaires ». Il y a des incitations à l’action qui retentissantes, d’une radicalité exceptionnelle, mais jamais suivies des faits, rien que des mots, parce que tout est inconsistant et fictif, de toute façon on a l’excuse prête : « la cohérence est impossible dans ce monde ». N’empêche, le discours sur la « pureté » de l’instrument que l’on utilise, s’il n’est pas abordé concrètement, risque de devenir une de ces discussions théologiques que faisaient les Pères de l’Église pour déterminer combien d’anges peuvent tenir sur une tête d’épingle : une facétie, quelque chose qui n’a aucun rapport avec la vraie vie. Il faut donc faire un effort en plus et rentrer dans les détails, dans les cas particuliers. Par exemple, sans internet l’expérience de lutte armée de la FAI/FRI (bien qu’elle ait été limitée dans le temps) n’aurait pas pu se propager à travers le monde. Chaque action trouvait sa réponse dans une autre, quelque part loin dans le monde, cela sans coordination ni organisation structurée ou globale. Dans ce cas, « internet » a permis d’exclure des mécanismes autoritaires, en évitant, grâce à l’anonymat et à la non-connaissance entre les différents groupes d’actions et individus, la naissance de leaders et hiérarchies. Dans une dynamique de ce type (sans structure organisationnelle), internet devient « important », car organique et structurel à l’action elle-même, il en est, en quelque façon, la « caisse de résonance », l’ « épine dorsale », qui, si est brisée, « paralyse » et fait dépérir la communication. Le fait de recevoir des nouvelles (des revendications) de la part d’anarchistes des pays en révolte nous permet d’agir avec plus d’efficacité, avec instantanéité, en frappant « chez nous » pour les soutenir, en favorisant l’internationalisation des luttes.

Aujourd’hui, nous ne pouvons pas nous limiter à contourner l’information, fictive et déformée, du pouvoir, en faisant de la « contre-information », il faut aller plus loin… Et ici on revient au titre de cet entretien: « Quelle internationale »? Comment harmoniser nos force et construire cette internationale dont (comme on l’a déjà dit à plusieurs reprises) nous ressentons le besoin? La circulation des nouvelles, suivies par les campagnes internationales d’actions, est un premier pas, difficile à mettre en œuvre sans une communication par « internet ». Ce n’est pas un hasard si, quand dans un pays il y a un risque d’insurrection, le « pouvoir » censure et coupe immédiatement internet. L’affrontement, la révolte, a lieu, naturellement, dans les rues, parmi les gens, c’est une guérilla menée par le « peuple » en armes. La « contre-information » ne suffit pas : celle-ci devient révolutionnaire quand elle alimente l’action, quand elle devient un instrument pour les groupes d’action, leur permettant de harmoniser leurs attaques et de déclencher l’insurrection généralisée. Seulement en agissant de cette manière l’on pourra esquisser une « internationale anarchiste »: les plus simples seront ses dynamiques opérationnelles, la plus efficace sera son action et plus de probabilité il y aura qu’elle marque vraiment nos vies.

Un « instrument » élémentaire, adaptable à la réalité, en évolution continuelle : je pense que l’on devrait se concentrer sur cet objectif. La FAI/FRI a été l’une des tentatives de concrétiser un tel « projet », une tentative générée par la crise de ce monde, d’une façon spontanée et naturelle, sans chefs ni théoriciens, générée par la volonté et l’action de centaines d’anarchistes à travers le monde. Je suis fermement convaincu qu’un jour cette « internationale noire » surgira, comme par magie, des cendres des nombreuses défaites que, en tant qu’anarchistes, nous avons subi au cours de l’histoire, et que ce jour-là naîtra un oxymore, une organisation sans organisation, et cela sera merveilleux…

* Note : Mes réflexions sur ethospathospraxis et logos m’ont été inspirées par Amedeo Bertolo, « Pensiero e azione. L’anarchismo come logos, praxis, ethos e pathos » [Elèuthera, Milan, 2018 ; NdAtt.]. J’espère que personne m’en voudra, étant donné la distance « abyssale » entre mon terrorisme anarchiste et son anarchie créatrice. Le beau de l’anarchie est précisément dans le fait que, lors de l’expérimentation de nouveaux chemins, parfois même les « opposés » s’effleurent. Bertolo cherchait le « bon équilibre » entre ces forces, je pense que le nouveau pourra venir seulement du heurt entre elles, parce que la vie est contraste : rationnel et irrationnel, haine et amour, tout sauf le mortel, statique « équilibre ». L’harmonie est fille du « déséquilibre », du chaos.

Article extrait de attaque.noblogs.org.

Quelle internationale? Entretien et dialogue avec Alfredo Cospito, depuis la prison de Ferrara. Troisième partie [fr]

VIVE LA REVÓLTE!

Après une nouvelle nuit de révolte dans les rues des États-Unis suite à l’assassinat de George Floyd, le président Trump annonce depuis son bunker de la Maison Blanche vouloir classer la mouvance « Antifa » comme organisation terroriste. Cette dénonciation cherche à encadrer un mouvement spontané et multiforme (sans majuscules) et à le faire passer pour une Organisation, en lui attribuant non seulement une idéologie mais aussi un fonctionnement hiérarchique conforme à la logique de l’État.

Une fois de plus, le terrorisme est utilisé comme alibi pour la criminalisation de larges secteurs en lutte, ce qui dépasse complètement l’« antifascisme ». Mais en plus de dénoncer et de lutter contre l’avancée répressive que cela signifie, il nous faut rejeter la polarisation que l’on cherche à installer au sein de la lutte.

Le faux choix entre l’économie et la vie imposé depuis le Covid-19 a conduit à la résurgence de la polarisation bourgeoise classique entre libéralisme économique et interventionnisme d’État. Ce dernier, pour sa part, a été codifié de différentes manières selon les régions. D’une manière générale, il se présente comme progressiste et de droite, et on peut même aller jusqu’à parler de fascisme, comme au Brésil et aux États-Unis. Ce n’est certainement pas un hasard si l’antifascisme est appelé en renfort pour canaliser une révolte qu’ils ne peuvent pas contrôler.

Bien que l’antifascisme de rue (l’Antifa), du type « casseurs » qui affrontent les gangs néo-nazis, ce qui est courant aux États-Unis et en Europe, ne soit pas l’antifascisme étatique et militaire (des « gentils ») des années 1930, il en est l’héritier. Les défenseurs victorieux de l’antifascisme officiel ont massivement assassiné des travailleurs et violé des femmes pendant la Seconde Guerre mondiale. Et ils faisaient directement partie des gouvernements victorieux qui, au nom de la lutte contre le fascisme, ont soumis tant et tant de pays à un régime capitaliste démocratique où l’on ne doit plus protester parce que nous sommes soi-disant libres et que notre situation serait pire si les autres avaient gagné.

Le fascisme et la démocratie ont toujours été des systèmes politiques complémentaires servant les intérêts des riches. Lorsque la démocratie ne peut contenir les luttes des exploités et des opprimés, ou simplement pour que tout le monde marche droit, le Capital recourt à des formes plus brutales. Aujourd’hui, ces méthodes, qui sont censées être l’apanage des fascistes, font partie de tout gouvernement qui se déclare libre et antifasciste, et qui est par ailleurs ouvertement totalitaire : des meurtres comme celui de George Floyd ou les milliers de morts perpétrés par la police dans tous les pays, le travail forcé comme complément nécessaire au marché du travail, et la discipline dans les écoles, les prisons et les hôpitaux psychiatriques. Pourtant, aucun président ne se dit fasciste, bien au contraire !

Maintenant que la démocratie est devenue un contrôle totalitaire de la vie sociale, le fascisme en tant que système de domination a perdu son sens. Bien sûr, il y a encore des nazis et des fascistes, mais ce ne sont pas eux qui tirent les ficelles, ils sont un problème lié à la rue et c’est donc là qu’il faut les combattre tous les jours. Mais l’antifascisme en tant qu’option politique est une farce. Aujourd’hui comme hier, il ne sert qu’à unir les opprimés et les oppresseurs, les exploiteurs et les exploités, les dirigeants et les gouvernés. Au nom de l’antifascisme, nous sommes appelés à nous joindre aux génocidaires d’aujourd’hui : les gouvernements progressistes ou de gauche de tout pays, qui ont aussi du sang sur les mains. Ou les héritiers du stalinisme et du maoïsme génocidaire.

Le problème, ce n’est pas la droite ou la gauche. C’est le capitalisme, c’est la démocratie. Inutile de rejoindre le front antifasciste pour combattre les fascistes. Ce qui nous rassemble, c’est l’action commune partout contre ce qui nous exploite et nous opprime, contre la racine du problème : la propriété privée, l’argent et l’État.

Dans les rues des États-Unis, les prolétaires noirs se mêlent aux blancs et aux latinos. En moins d’une semaine, ils ont bravé la normalité quotidienne oppressante. Vouloir attribuer tout cela à un seul mouvement comme le font Trump et son entourage, ou vouloir tirer profit de ces déclarations comme le fait l’opposition, exprime combien ces deux factions similaires politiquement ne s’opposent que dans la façon dont elles gèrent ce monde mercantile.

Que ni Trump ni les bourreaux, nulle part dans le monde, ne fixent à notre place les objectifs et les développements de nos luttes !

L’État est le vrai terroriste !

Traduction française : Los Amigos de la Guerra de Clases

https://panfletossubversivos.blogspot.com/2020/06/vive-la-revolte.html

Un chuchotement de nulle part

Saluts de nulle part

Cher.e.s ami.e.s et compagnon.e.s,

Cela fait très longtemps que je promène avec moi l’idée de vous refaire signe. Où que je me trouve, quoi qu’il se passe, quelles que soient les difficultés ou les belles expériences qui me sont arrivées au dehors de la prison physique – j’ai toujours ressenti le besoin de vous en faire part. Après tout, vous êtes une partie indispensable de ma vie qui a pris profondément racine dans mon cœur.

Mais à chaque fois que je m’asseyais devant une feuille blanche, je perdais toute capacité d’écrire. De raconter. A chaque fois je me suis tu et ça m’a rendu triste. Comment les mots peuvent-ils vraiment transmettre ce que je ressens ? Je me torturais sans cesse l’esprit avec cette question lorsque je me retrouvais assis à mon bureau à fixer cette page blanche devant moi. Pendant que je cherchais mes mots, le monde se mettait à tourner plus vite, pour ensuite s’arrêter brusquement. Si au début du mois de février de l’année en cours quelqu’un avait sérieusement voulu me faire croire que le virus parti de la ville chinoise de Wuhan mettrait la moitié de la planète sous une cloche de verre en quelques semaines, j’aurais secoué la tête en riant. Mais nous voici désormais au cœur d’un processus autoritaire de transformation radicale du statu quo.

« Retour à la vieille normalité! », se lamentent les réactionnaires nostalgiques. Toujours intéressés à se mettre le cul au sec et à verrouiller leur porte aussi vite que possible.

« En avant vers la nouvelle normalité ! », prêchent les libéraux de la cybernétique. Des petits auxiliaires de l’État éveillés, toujours animés de bonnes intentions…

Et que font les dominants? Ils sont divisés, unanimes, hésitants, déterminés, totalitaires, raisonnables, scientifiques, religieux… La palette est infinie mais décrit toujours la même chose : ils agissent selon la maxime du maintien du pouvoir. Toujours et exclusivement dans ce but.

La question de « vieille » ou « nouvelle », ou autrement dit la question de comment nous voulons être administré.e.s et tenu.e.s en laisse, n’est pas une question censée intéresser les individus qui aspirent à l’auto-détermination. Comment pouvons-nous nous opposer au diktat des lois et de leurs valeurs, comment le saboter par la pensée et la dynamite et ainsi ouvrir une brèche pour quelque chose de nouveau – voilà une musique pour les oreilles en quête de terre sous l’asphalte.

Cela fait maintenant bientôt 4 ans que je suis en cavale, ce qui m’empêche de discuter avec vous de ces questions cruciales. De formuler et de rejeter des hypothèses avec vous, d’élaborer des approches à vos côtés et de les tester le cœur sur la main. Bien sûr, cela me fait de la peine. Car une telle discussion signifierait que je peux vous voir, vous entendre, vous sentir et vous ressentir. D’ailleurs, vous ne pouvez absolument pas vous imaginer à quel point cette proximité immédiate me manque – à quel point vous me manquez toutes et tous énormément !

Mais hey, je ne suis certes pas avec vous mais à vos côtés – sur un chemin de traverse de nulle part d’où je vous fais signe et vous chuchote les plus chaleureuses salutations. Ne laissons pas le temps qui s’écoule s’interposer entre nous et estomper petit à petit les moments vécus ensemble et les expériences communes.

Grâce à vous, je suis heureux d’avoir retrouvé mes chers mots et mon envie de raconter, vous êtes formidables.

Nous restons en contact.

En solidarité et en affinité éprise de liberté.
Votre ami et compagnon de nulle part.

Mi-mai 2020

[Traduit de l’allemand de indymedia, 20.05.2020]

https://sansattendre.noblogs.org/archives/13490#more-13490

Bergamo – Regard oblique

« Regarde les yeux grands ouverts, regarde »

Jules Verne

« La première bataille culturelle consiste à bien prêter attention aux faits »

Hannah Arendt

La désinformation journalistique décomposée et sur le mode de l’urgence, devient la narratrice unidirectionnelle d’une situation complexe dans laquelle nous sommes immergées depuis un mois. Trouver une unique lentille d’observation et d’analyse pour l’affronter est improbable. Plusieurs plans, perspectives et dynamiques se mélangent et s’entremêlent, mettant en jeu différents intérêts et protagonistes de processus déjà en cours.

Il faut dire que, comme cela arrive souvent dans l’histoire, des évènements accélèrent des processus précis, et dans ces cas-là émerge clairement les objectifs que, grâce à cette pandémie, on voudrait atteindre.

Le caractère exceptionnel permet de déplacer la frontière de l’acceptable de manière discrète et sans prévenir, en mettant en œuvre des « transformations silencieuses » irréversibles.

« Il est important que les scénarios ne soient pas des prédictions. Ce sont plutôt des hypothèses pondérées qui nous permettent d’imaginer, puis d’essayer, différentes stratégies pour être mieux préparé pour l’avenir – ou plus ambitieux, comment aider à façonner un avenir meilleur … les scénarios sont un moyen par lequel il est possible non seulement d’imaginer mais aussi réaliser un grand changement » (Fondation Rockfeller).

La fragmentation sociale a été imposée, avec la rhétorique de la « distanciation comme nouvelle forme de solidarité », alors que dans certaines usines le bruit des machines continue sans cesse pour ne pas interrompre les flux du capital.

L’exemple de certaines entreprises de la zone de Bergamo saute aux yeux, par-dessus tout celui de la Tenaris Dalmine, du groupe Techint. Spécialisé dans la fourniture de tuyaux pour le secteur pétrolifère, elle n’a jamais interrompu sa production, soutenue par l’amitié « désintéressé » des maires de la zone.

Une usine qui, si elle avait fermé, n’aurait pas perdu ses profits, étant donné que les propriétaires possèdent aussi l’hôpital poly-spécialiste privé, Humanitas Gavazzeni.
D’un côté comme de l’autre, les gains sur la pandémie étaient assurés.
Un sinistre spectacle pour faire en sorte que « les mensonges semblent sincères et l’homicide respectable » (G. Orwell).

Une urgence qui met encore plus en lumière les mécanismes de la vie sociale, en traçant encore plus profondément les limites entre la classe dominante et celle des exploités, en aplatissant les subjectivités en faveur de l’utilitarisme par lequel l’ouvrier est réduit à un simple instrument, et le vieux décédé à une statistique avec laquelle rivaliser contre les pourcentages de décès des autres pays.

Le bulletin quotidien journalistique du décompte statistique des morts rythme ces journées de quarantaine. L’administration de la mort, comme de la vie, devient la matière première pour des calculs mathématiques qui transforment le quotidien en une lamelle de microscope.

Les données digitales recueillies par une main touchant un écran tactile ne suffisent plus, il faut des données biométriques de cette main.

Les corps deviennent des lieux d’extractions, le moyen, la source et l’espace de la surveillance.

« L’efficacité des gouvernements se mesure sur la base de leur capacité à changer le comportement quotidien des personnes ».

Dès le début de l’urgence, l’activation des plateformes de smart working a semblé évidente (utilisée par plus de 70 % et des gens, et qui avec les dernières dispositions concernant la phase 21 s’apprête à devenir obligatoire dans certains secteurs), tout comme l’enseignement en ligne (utilisé par 98 % du secteur) mettant en lumière qu’étant donné qu’elles sont immédiatement opératives, cela signifie que l’infrastructure capable de soutenir des milliards d’interactions en ligne, avec une surcharge supplémentaire qui ces temps-ci a atteint des pics de +90 %, existait déjà.

Le contexte d’urgence crée ainsi la condition fertile pour l’évolution des processus technoscientifiques, dont certains servent justement à l’acceptation sociale créée par la production de la peur et dans la vision salvatrice de la technologie.
On parle de simplifier les lenteurs bureaucratiques pour l’amplification du réseau justement dans les zones les plus touchées par le virus, en premier lieu la Lombardie.

« D’un point de vue technologique un plan d’urgence à court terme pour doter une aire limitée comme la région Lombarde d’un réseau 5G immédiatement opératif est parfaitement réalisable » dit l’administrateur délégué de ZTE Italia.

« Gérer la crise alors que l’on construit le futur » a un sens absolument négatif à partir du moment où le futur qui est construit est le leur, dans lequel nous et nos interactions devenons des granules de données pour rassasier les algorithmes.

Nous assistons à un amalgame entre notre monde et le fonctionnement d’une machine dont chaque mouvement est parfaitement régulé, surveillé et huilé.

Il suffit de regarder les 17 spécialistes choisis par le gouvernement Conte qui feront partie de la Task Force qui s’occupera de la « Phase 2 » pour la relance du pays. Il est significatif que ce soit justement l’ex administrateur délégué de Vofadone, Vittorio Colao, qui la dirigera, entouré de nombreux techniciens et experts parmi lesquels Roberto Cingolani, l’actuel responsable de l’innovation technologique de Leonardo et directeur de l’Institut Italien de Technologie. C’est à eux qu’est confiée la tâche de « repenser l’organisation de notre vie et de préparer le retour graduel à la normalité ».

Une réorganisation commanditée par des techniciens, installés par l’État et par ses administrateurs, qui nous conduira dans une direction loin d’être mystérieuse.

Sur le sol italien, Vodafone a été la première compagnie téléphonique – une des plus grosse au monde – qui a investi dans l’infrastructure 5G. Au cours des premiers mois de l’année en cours c’était la première compagnie à offrir une couverture 5G dans les cinq villes pilotes italiennes (Milan, Bologne, Turin, Naples, et Rome).

Le choix de créer une task force avec à sa tête justement son ex-administrateur délégué est un choix bien précis, visant à soutenir l’esprit technologique dominant, mettant en lumière les « affinités électives » entre système technique et pouvoir étatique.

Il y a quelques jours, au cours d’une audience à Montecitorio (la Chambre des députés), le CEO actuel de Vodafone a pris la parole concernant les perspectives futures du pays, déclarant que « Je sais pertinemment combien l’importance de la technologie et des réseaux est déjà connue […] Je vous signale que nous avons décidé de focaliser une partie de l’attention et de l’engagement que nous déployons sur le terrain sur les exigences sanitaires qui peuvent être développées grâce à la diffusion de la 5G et de ses applications.

Vodafone renforce la collaboration avec les hôpitaux et les centres de soin pour mettre à disposition de la santé des Italiens les technologies les plus avancées, et pour aider nos médecins et infirmiers dans leur précieux travail en faveur de la communauté […] ».

Après une série de promesses pour mettre en lumière la ramification du pouvoir de l’entreprise dans cette situation d’urgence, on passe à l’intérêt réel de cette déclaration en demandant « un ajustement immédiat des limites du champ électromagnétique au niveau des autres principaux pays européens (en Italie, nous avons les limites les plus restrictives de toute l’Union Européenne) ainsi que des mesures de simplification sont nécessaires, en utilisant des instituts déjà connus pour l’ordonnance de notre autocertification et de notre autorisation ».
Quel meilleur moment pour sortir à découvert ? Surtout au moment où les travaux pour la nouvelle infrastructure 5G sont déjà en cours depuis quelque temps (les publicités et les documents officiels parlent plutôt clairement à ce sujet), que des centaines d’antennes sont déjà installées, que donc de fait le décalage de la barre des limites de tolérabilité est déjà en acte, et que cette pantomime avec le gouvernement représente probablement uniquement une formalisation nécessaire pour l’institutionnalisation du réseau 5G.
Nous retrouvons Vodafone dans le service de messagerie gratuite lié aux applications pour le monitorage et la cartographie des personnes en phase de conception et de lancement sur l’ensemble du territoire.

Vodafone avec Google, Facebook, Amazon, Apple, Microsoft et d’autres dans le secteur ont ainsi pu se proposer pour collaborer à la gestion de l’urgence, en exploitant un moment de vulnérabilité pour appliquer des conditions autrement prématurées. Partage des données et cartographies digitales, création des applications ad hoc et « solidarité digitale » sont quelques exemples de comment, sous prétexte humanitaire, les grandes multinationales de la surveillance ont pu ensuite engraisser leurs serveurs de données et gravir des marches dans l’acceptation des innovations technologiques.

Dans un futur assez proche, ce sera justement au nom de la sécurité sanitaire « digitale », de la commodité du travail « flexible » et de la formation scolaire que les infrastructures pour les villes intelligentes seront implantées, troquant l’illusion d’une liberté dans les communications illimitées avec un contrôle et une surveillance totale.

Un processus auquel nous sommes amenés à participer, enrôlés dans le progrès technique, et dans lequel nous nous confierons quotidiennement – à travers les dispositifs technologiques – pour un besoin intérieur savamment manipulé par un nouveau pouvoir totalisant, fluide, consensuel, à « mesure d’homme ».

La « bienveillance » apparente d’un pouvoir est ce qui le rend si efficace.

En Chine, une fois passée la situation d’urgence – au moins pour le Coronavirus – tous les déplacements et les interactions sont enregistrées, analysées à travers DataMining et classées grâce aux smartphones. Si l’on monte dans un autocar, sur un train, que l’on entre dans une gare ou dans une zone précise de la ville, il y a un QRcode à scanner, de manière à ce que le système enregistre notre passage. Une administration automatisée des comportements qui à travers des croisements de données, dont certaines que nous n’aurions même pas imaginées, analyse chaque aspect de la vie dans un processus prescriptif duquel nous sommes exclus.

Une nouvelle implémentation au système de Crédit Social2 que le gouvernement chinois avait prévu de rendre complètement opératif justement cette année, après une phase « expérimentale » de 6 ans, à laquelle aurait suivi l’adhésion obligatoire de tous les citoyens. Maintenant, donc, aux quatre macrozones scannées pas ce système (honnêteté dans les affaires du gouvernement, intégrité commerciale, intégrité sociale et crédibilité financière) on ajoute la zone concernant les données sanitaires des personnes, complétant le profil bio-social.

Le contexte chinois, aux côtés de ce qui arrive en Corée du Sud, à Singapour et en Israël ben qu’avec des différences considérables, est sûrement important, mais il suffit de jeter un œil à tout ce qui se déroule sur le sol italien pour se rendre compte que le contrôle et la gestion sociale de Xi Jinping n’est pas aussi loin qu’elle en a l’air.

L’urgence du Coronavirus, donc, est la tempête parfaite qui a permis au gouvernement chinois le renforcement et l’implantation de ces systèmes déjà inacceptables mais actifs depuis plusieurs années, augmentant par la suite le seuil de l’acceptation social.

Ce qui est présenté comme un système extraordinaire pour cartographier la contagion sert uniquement à nous faire participer à notre fichage et à notre surveillance.

« Les technologies les plus profondes sont celles qui disparaissent. Elles se lient au tissu de la vie quotidienne jusqu’à devenir indistinguables par celui-ci » S. Zuboff.

Avec des App qui te disent si tu peux être contaminé par le Coronavirus, avec des capteurs biométriques qui contrôlent ta température, des drones qui surveillent la ville tout comme les sentiers de montagne pour ta sécurité, un monde nouveau se concrétise rapidement, dans lequel la réalité est décomposée, réassemblée et nous est reproposée par des entreprises et des gouvernements.

Pour reprendre D. Lyon « nous devenons la synthèse de nos transactions, des mécanismes de classification » dans lesquelles c’est l’algorithme d’un téléphone qui nous enjoint de quelle manière nous pouvons interagir à l’intérieur d’un espace donné. Le quotidien que nous connaissions est menacé pour construire un futur nouveau à une vitesse telle qu’elle peut paralyser la conscience et créer des vides énormes.

Une fois de plus, on nous propose l’inévitabilité de la solution technologique.

Une idéologie dangereuse et contagieuse.

Une fois de plus, on confond une stratégie calculée dans les moindres détails, dans une contingence historique précise, comme l’est un événement absolument exceptionnel et extraordinaire, avec une stratégie qui se propose de gérer une situation difficile de la manière la moins impactante possible.

Nous nous habituerons ainsi à la « Calm Technology », et sans nous en apercevoir, nous serons immergés dans le techno-monde qui disparaît dans les espaces de notre quotidien, nous faisant perdre de vie la limite entre le réel et l’artificiel.

Nombreuses sont les métaphores de la guerre employées pour parler de cette pandémie. Mais si une guerre est en cours, c’est la guerre contre la nature, la nature humaine, sa socialité et sa volonté de penser et d’agir ? Une guerre éclair, qui frappe rapidement, et qui cherche à ne laisser autour d’elle que des sujets sans défense, confus et étouffés. Mais à la différence de la guerre, faite de « mensonges unifiants », à laquelle se réfèrent les journalistes et les administrateurs étatiques de toute sorte, qui poussent au nationalisme vers un ennemi extérieur – et intérieur –, cette offensive vise à nous rendre conscient de la réalité qui prend rapidement forme autour de nous, et nous pousser à garder notre « sang froid pour penser l’impensable ».

Un récit fragmentaire et fonctionnel a détourné les sentiments et les pensées vers une confiance totale dans les leaders étatiques et dans le secteur des télécommunications, dans les technocrates et les chercheurs de différentes sortes. Toute expérimentation a sa place, si elle peut nous aider à nous sauver de la pandémie. Des manipulations génétiques avec CRISP-Cas9 aux expériences sur les singes, des projets de vaccins synthétiques aux quatre coins du monde aux puces implantées sous la peau, l’ignorance et la peur ouvrent grand les portes au système technoscientifique.

Aux États-Unis et en Chine, on parle déjà d’une course géostratégique aux biotechnologies. Les puissances mondiales se bousculent pour s’emparer des meilleurs laboratoires, et pour s’assurer une place en première ligne dans la course au vaccin et aux expérimentations sur les personnes.

Les personnes âgées sont sans doute les plus frappées par cette pandémie. Après 1985, l’année reconnue comme celle de la première génération de ceux que Mark Prensky a baptisés les natifs du numérique, et plus encore dans les décennies suivantes, la réalité que nous vivons aujourd’hui est perçue comme la seule vivable, un passé différent devient impensable, sans les commodités digitales et les technologies suaves.

Comme l’imaginait Jules Verne dans Paris au XXe siècle, nous courrons vers un monde dominé par la technique et par ses ingénieurs, dans lequel l’art, la littérature et l’humanité deviennent des bibelots poussiéreux, entassés dans des bibliothèques abandonnées, et oubliés de tous.
Ce virus frappe particulièrement les dernières générations de « fidèles » à l’époque prédigitale de l’histoire humaine, les moins adaptables à ce nouveau système algorithmique traversé par des réseaux, des capteurs et des puces. Avec eux s’en vont les récits décrivant le monde d’aujourd’hui comme un cauchemar de science-fiction absolument inimaginable il y a quelques décennies.

Comme l’écrit H. Keyeserling, « partout où pénètre la technique, aucune forme de vie prétechnique ne résiste longtemps ».

Même si les nouvelles avant-gardes technologiques sont pensées pour englober toutes les tranches d’âge avec les nouveaux projets d’Active and Assisted Living, car « il ne peut pas exister de smart city sans des citoyens smart, et surtout sans des personnes âgées smart ! »
La mémoire est aussi indispensable parce qu’elle nous rappelle aussi que des mondes différents ont existé et peuvent exister sous d’autres formes.

La mémoire nous sauve de l’inévitabilité du présent, qui semble nous écraser jusqu’à étouffer toute volonté, et elle est indispensable, mais elle ne peut pas être la clé de lecture de notre présent. Les nouvelles formes de pouvoir qui agissent aujourd’hui n’ont pas d’antécédents historiques, et les analyser sous la lentille des modèles passés serait une erreur qui ne nous permettrait pas de saisir pleinement les spécificités, et donc de trouver les stratégies pour s’y opposer.
Les journaux aux goûts sinistres vendent des milliers de copies grâce aux articles sans fin à propos du comptage statistique stérile des morts, et dans les rues, entre voisins, on ne parle que de ça.

Les dernières semaines en ville, le deuil est le métronome de ces journées silencieuses.

Mais si nous devons ressentir un sentiment de deuil, ce devrait être pour tout ce que l’on est en train de nous arracher. Pour toute la liberté individuelle dont ils sont en train de s’emparer, et pour toute la destruction qui fouette inexorablement la Terre et ses habitants.

Les temps où il n’y aura plus aucun étonnement et désarroi seront des temps où nous serons habitués à un état de choses inacceptable. Revendiquons donc notre stupeur et notre émerveillement, fait de rage et d’angoisse, car ce sont ces sentiments qui nous poussent à la prise de conscience, à l’action et à la volonté de vouloir, sans attendre les temps où les sentiments deviendront des « droits » que l’État nous concède.

« Combien de temps s’est déroulé avant d’oublier qui nous étions, quand nous n’étions pas encore leur propriété, penchés dans la pénombre à étudier de vieux libres qui parlaient d’autodétermination, avec un châle pour nous réchauffer, la loupe grossissante en main, comme si nous étions en train de déchiffrer de vieux hiéroglyphes ? »

S. Zuboff

Nella

Bergamo – 14 avril 2020

1Equivalent du « déconfinement » en France.

2Système de Crédit Social Chinois : le système national pour la classification des citoyens fonctionnant grâce au croisement d’informations concernant la condition sociale, économique et l’évaluation comportementale de chaque individu. Il ne s’agit pas seulement d’un système de surveillance capillaire et de masse, mais d’une architecture technique précise pour manipuler les comportement vers une direction programmée.

Il est basé sur des technologies pour l’analyse des Big Data qui, à travers l’assignation de points, crée de caractères ‘inclusions ou d’exclusions dans la société, en transformant les points en droits qui, tout comme les points, peuvent être perdus ou gagnés. Le programme prévoit la création de listes noires exposées publiquement. Un système qui incite à la participation des citoyens, selon un principe d’intériorisation, en confiant le maintien de l’ordre social à des mécanismes automatisés. Entré en vigueur en 2014, et en phase d’expérimentation et d’adaptation depuis, d’après des prévisions programmatiques il s’apprête à devenir, justement cette année, obligatoire pour tous les citoyens.

L’éternel apprentissage

« Sur tous les plans : politique, mœurs, esprit, matière on expérimentera ce qu’il y a derrière le progrès : la mort.

Quel défi !

Ou l’Auschwitz de la nature

Ou le Stalingrad de l’industrie

Toute prédication est inutile. Le progrès ne s’arrêtera que par lui-même, par les catastrophes qu’il engendrera. »

Voilà ce qu’écrivait, au milieu des années 70, un poète suisse dont le nom n’apparaît pas dans la liste des précurseurs de la pédagogie des catastrophes si chères aux partisans de la Décroissance. Serge Latouche, leur maître incontesté, s’est toujours déclaré optimiste concernant la capacité des désastres de réveiller la conscience. Oui, mais quelle conscience ? Celle de la classe politique, poussée par la force des événements à remettre sur la bonne voie de la frugalité une humanité perdue, rendue sourde, aveugle et muette par sa dépendance prolongée et toxique au consumérisme. C’est une conviction qui réapparaît encore aujourd’hui, avec environ la moitié de la population mondiale confinée à la maison afin d’échapper à un virus jugé responsable de la mort de plus de cent mille personnes à travers la planète.

Et ce seraient les anarchistes les naïfs, ceux qui s’illusionnent, les habitants de la Lune ! Heureusement que l’on considère pragmatiques, concrets et les pieds bien au sol, ceux qui prétendent que la paix dans le monde est garantie par les armées, que les finalités des banques sont éthiques, ou que c’est le Parlement qui pense à « décoloniser l’imaginaire » !

Pour soutenir son argumentation, Latouche rappelle entre autres que le désastre moche et méchant provoqué par le « grand smog de Londres » – la stagnation d’un mélange de nuage et de fumée de charbon qui entre le 5 et le 9 décembre 1952 causa dans la capitale anglaise 4.000 morts sur le coup et 10.000 par la suite – conduisit quatre années plus tard à l’institution de la belle et bonne loi Clean Air Act. Le pauvre homme oublie non seulement que la consommation de charbon n’a jamais diminuée depuis, et qu’au contraire elle a augmenté avec la pollution dans les métropoles, mais aussi que déjà auparavant à Donora (USA), entre le 26 et le 31 octobre 1948, un mélange de nuage et de fumée des aciéries avait causé 70 morts et détruit les poumons de 14.000 habitants.

De la même manière, il ne semble pas que le désastre survenu dans le complexe chimique de Flixborough (Angleterre) le 1er juin 1974 ait servi à prévenir celui qui eut lieu à Beek (Pays Bas) le 7 novembre 1975. Et tous deux n’ont pas empêché la fuite de dioxine survenue à Seveso, le 10 juillet 1976. Quelle leçon a été tirée de ces trois expériences tragiques ? Aucune. En effet, le pire devait encore arriver, et eut lieu à Bophal (Inde) le 3 décembre 1984, quand une véritable hécatombe eut lieu : des milliers de morts et plus d’un demi-million de blessés, suite à une fuite d’isocyanate de méthyle. Il vous semble que finalement les complexes chimiques ont été fermés ? Certainement pas, et on ne peut pas dire non plus que l’usage industriel de substances nuisibles ait disparu, si l’on pense au flux de cyanure qui s’échappa le 31 janvier 2000 d’une mine d’or en Roumanie, empoisonnant les eaux de différents fleuves, dont le Danube.

Et les désastres provoqués par la production de l’or noir ont-ils déjà enseigné quelque chose ?

L’accident d’un pétrolier de ExxonMobil, qui s’est échoué le 24 mars 1989 dans le détroit de Prince William en Alaska, causant le déversement dans la mer de plus de 40 millions de litres de pétrole, n’a Sûrement pas servi à empêcher le naufrage du pétrolier Haven, qui le 14 avril 1991, a répandu 50.000 tonnes de pétrole dans les fonds de la mer Méditerranée, après en avoir brûlé 90.000 en plein air. Une blague à côté de l’accident du 20 avril 2010 dans le golfe du Mexique, quand furent versé en mer depuis la plateforme Deepwater Horizon dépendant de la BP entre 500 et 900 millions de litres de pétrole pendant 106 jours.

Ou bien nous voulons parler de la plus meurtrière des industries énergétiques, l’industrie nucléaire ? Sans citer les 130 accidents au cours des cent cinquante dernières années, celui qui eut lieu dans la centrale États-unienne de Three Mile Island le 28 mars 1979 a-t-il peut-être empêché celui qui eut lieu dans la centrale russe de Tchernobyl le 26 avril 1986 ? Absolument pas, en revanche les deux ont habitué les esprits à se résigner à celui qui éclata à Fukushima le 11 mars 2011. Si bien que les USA, la Russie et le Japon continuent imperturbablement, parmi d’autres, à utiliser de l’énergie atomique.

Maintenant, en admettant qu’il existe véritablement une disponibilité à apprendre, qu’est-ce que l’épidémie actuelle qui terrorise le monde entier pourrait-elle enseigner ? Qu’il faudrait renoncer à la déforestation, à l’urbanisation, aux avions… ou bien qu’il faut renforcer la recherche scientifique, rendre la vaccination obligatoire, diffuser toujours plus le contrôle des autorités « compétentes » ? En d’autres termes, faut-il arrêter le progrès et ses effets létaux, ou bien l’accélérer pour les dépasser ? Il n’y a aucun doute que pour presque tout le monde, la nécessité d’atteindre le bien-être à travers le développement perpétré par l’État reste un axiome. Un tabou si absolu qu’il ne faut même pas le proclamer. Voilà la normalité dont on réclame à voix haute le retour, et qui n’offre aucune issue à ses fausses alternatives. Cette normalité suspendue par décret ministériel sera rétablie dans une forme encore plus aggravée. Le droit au divertissement assuré par un drone au-dessus de la tête.

Le catastrophisme pédagogique n’est que l’extrême remède du déterminisme. Tous les prêches envers la fatalité libératoire de la Raison, du Progrès, du prolétariat ou des contradictions intrinsèques du capitalisme, ayant fini dans la poussière de l’histoire… seule la soudaine tragédie planétaire permet une fin heureuse à ceux qui ne cessent pas d’attendre que quelque chose arrive, au lieu d’agir pour le faire arriver.

Finimondo

Cosenza – Le virus ne les tuera pas

Le vide de la technique

L’adaptation constante des projectualités politiques des états modernes à la présumée infaillibilité de la technique, semble avoir mis au second plan ces mêmes gouvernements qui lui délèguent leurs choix. En réalité, l’État continue à accomplir son rôle répressif, et à travers ses responsables il avalise le déclenchement des protocoles économiques, sanitaires et administratifs déjà définis. Que de tels protocoles soient efficaces et pernicieux est d’une importance secondaire. Pour les fantoches de service, l’application des protocoles en question doit représenter un facteur d’accroissement de leur popularité et, en même temps, fournir une justification scientifique des choix effectués. C’est aux médias et à ceux qui tournent autour de la politique, de faire de tout cela une propagande gouvernementale. Si les choses devaient mal tourner, on s’en tiendrait à la légende toujours efficace : « toutes les procédures que l’affaire exigeait ont été exécutées ».

Il est évident qu’une telle procédure de commodité ne redimensionne les responsabilités d’aucuns patrons, d’aucuns politiciens, d’aucuns tuteur de l’ordre, d’aucuns universitaires complaisants et d’aucuns journalistes. Bien que l’aspect du récipient ait changé, ce sont toujours des personnes en chair et en os qui exécutent les rôles d’oppresseurs et de bourreaux.

Cependant, la tentative de rendre efficace l’action du gouvernement à travers l’aide de la technique et des sciences évaluatrices et économiques a déplacé l’attention du protagoniste réel des gouvernants à une simple poursuite des objectifs ; de ces objectifs, par contre, on ne discute pas le contenu, de manière à donner l’impression que les promoteurs et les exécuteurs sont en marge des choix effectués. Mais ce n’est que l’effet spectral de la tentative de destruction de la réalité dont les artifices de l’abus ont besoin.

Pourtant, pour les démocraties, l’idée de permettre au « peuple », terme que nous considérons exclusivement comme une entité abstraite, de décider de son sort doit rester debout, même quand les libertés concédées doivent être supprimées à cause des chantiers en cours. En réaffirmant que nous ne regrettons rien des libertés concédées par les démocraties, nous croyons que s’indigner maintenant en raison de l’étreinte répressive ultérieure reviendrait à reconnaître que dans un passé récent, il y avait des situations favorables. L’État fait son travail, c’est à nous, anarchistes révolutionnaires, de le fatiguer, de l’épuiser et de l’estropier quelle que soit la forme sous laquelle il se présente. Nous considérons donc qu’il est fondamental de mettre en évidence ses failles et ses points faibles, et de les attaquer concrètement. Et soyez bien sûr, l’histoire et le bon sens nous l’enseignent, qu’il n’y aura jamais aucun Décret ou « retour à la normale » qui nous permettra de le faire sans conséquences.

La démocratie n’est pas l’héritière d’une liberté concrète, mais un binôme constitué d’une liberté abstraite qui coexiste avec différentes formes de servitude, de dépendance et d’oppression. Comment tirer profit au mieux de ce binôme, sinon grâce à la combinaison entre pouvoir technique et souveraineté politique ? Un processus que l’on pourrait considérer comme un « laboratoire » tend à s’auto-immuniser en procédant par des crises internes. L’intensification de la réponse auto-immunitaire du capitalisme a lieu, depuis toujours, dans ses zones périphériques ou en voie de marginalisation par rapport aux centres du système. Par conséquent, une transition d’un récipient démocratique-autoritaire à un récipient techno-autoritaire n’est qu’un gradient avec lequel le statut du système est modifié dans un sens plus conservateur. Le capitalisme, si amant de la science à tout prix, s’est créé sa belle discipline scientifique, c’est-à-dire la science économique, avec laquelle il s’encense continuellement et se dote d’une gloire immédiate, en postulant aussi son dogmatisme qui justifie aujourd’hui comme « véritable » toute affirmation provenant de la bouche sacrée des devins modernes, à savoir les soi-disant scientifiques. Eh bien, si nous avions la patience de nous aventurer dans l’étude de l’économie, nous pourrions voir comment celle-ci répond parfaitement à l’image de la société que le capital désire façonner afin d’obtenir davantage de profit, de gain et de contrôle social. Cependant, ce n’est pas le capitalisme qui est en crise. Certains de ses territoires peuvent l’être, car de nouveaux territoires émergent aux yeux de l’histoire présente. Le capitalisme a survécu à des épidémies plus destructives, à deux guerres mondiales, à plusieurs révolutions communistes s’étant reconverties en capitalisme d’État. C’est son récipient stratégique actuel qui est en crise, mais ce n’est pas le virus qui le tuera. L’exploitation est réalisée par des personnes réelles, et elles sont déjà en mouvement pour se réinventer ou pour conserver un rôle au sommet de la pyramide.

Ne confions pas notre vie aux patrons et aux politiciens

Si nous voulions reparcourir chronologiquement les déclarations des ministres, les exploits propagandistes et les décrets-lois du Conseil des ministres, nous ne pourrions qu’en souligner le caractère contradictoire et approximatif. Et quand l’ennemi est confus, il doit être attaqué. Étant donné que l’État a une longue mémoire, démontrons nous aussi, exploités, que notre mémoire est solide et fonctionnelle.

Mais attention en affirmant que l’ennemi est confus, nous ne voulons pas dire qu’il est faible. Il a plutôt mis en évidence, de manière ostentatoire, des contradictions spécifiques dans tout ce qui l’entoure. Il a plutôt prêté le flanc dans les moments où il nous a demandé de l’aider afin de défendre « notre économie », et « nos entreprises ». Comme un seigneur féodal moyenâgeux, comme un baron post-unitaire, comme n’importe quel patron, l’État voudrait partager les pertes et s’emparer des bénéfices en perspective ; il s’en remet au travail bénévole et sous-payé, et occulte les grèves. Les personnes demandent inutilement de l’aide aux services sanitaires qui, quand elles sont contactées, répondent parfois de rester à la maison, car il n’y a pas de personnels pour les secourir. Alors que les patrons et les gouvernants mettent en scène leur maladie, qu’ils la publicisent, qu’ils en font un fait partagé, les riches sont bien soignés et ont de plus grandes probabilités de survivre, tandis que les pauvres crèvent et finissent souvent dans des fosses communes. Pour atténuer les conséquences possibles d’une révolte sociale face au manque de biens de premières nécessités, à la hausse des prix et à la perte des salaires, l’État délègue à des associations de bénévoles la représentation de sa face humaine. En même temps, comme nous l’avons déjà dit, il continue à exercer son métier de bourreau. Ceux qui appellent à l’unité et au partage, ce sont ceux qui tuent jour après jour.

La déchetterie de l’information locale, nationale et globale

Nous sommes habitués au faux, et nous avons appris depuis quelque temps à ne pas le craindre. La véhiculation du faux a caractérisé l’histoire de cette terre, qui exige aujourd’hui de se faire appeler « patrie ». Il s’agit d’une praxis institutionnelle s’étant renforcée et perfectionnée avec le temps : avec les massacres d’État, avec l’assassinat prémédité des révolutionnaires dans la rue ou au cours d’une arrestation, avec l’écocide quotidien des lieux que nous habitons. Eh bien, à propos de tout ça, quelle a été jusqu’ici la version officielle des faits du côté de l’information « fiable » ?

Faire devenir la réalité, avec le temps, un « récit » avec la satisfaction totale de nombreux média-activistes. Parmi eux, il y en a en effet certains qui voient dans la situation actuelle l’opportunité pour déplacer le soi-disant récit du profit des patrons vers des valeurs humaines. Il nous semble bien naïf d’identifier dans les décrets-lois la transformation des principes capitalistes dans un sens acceptable. Pourtant, il y en a certains qui cherchent à chevaucher la vague coronavirus, de la même manière que ceux qui gouvernent l’économie et les États, pour en arriver à dire leur avis au sein du processus démocratique habituel : live Facebook et Skype marquent le nouveau champ de bataille des luttes de ceux qui, déjà auparavant, n’en portaient qu’un contenu exclusivement symbolique. Ces composantes politiques qui ont tracé la ligne d’intervention du nouveau capitalisme, le soutiennent désormais dans cette phase de relance de la machine. En même temps, on s’en remet au divertissement collectif. Cela n’a pas d’importance que ce soit juste ou erroné, et encore moins qui le décide, l’important c’est de dire quelque chose, de confesser un état d’esprit, une sensation, un malaise, de le rendre traçable, classable, et de l’englober dans la dramaturgie du pouvoir.

Tout se joue sur la quantité d’informations qui permettent de prévoir l’évolution. Le gouvernement se donne du mal pour fournir des informations, des nouvelles utiles et des comportements responsables. Les Décrets sont d’abord alimentés par l’information, puis ratifiés comme quelque chose de déjà attendu, de déjà digéré. Cependant, le récit quotidien des quarantaines et le carnet de bord des vies mettent en scène et édulcorent la dureté des évènements, en les cachant ou en les marginalisant. D’un côté, la situation est grave à cause de ceux qui sortent de la maison, et non pas à cause de ceux qui ont spéculé et qui continuent à spéculer sur nos vies ; de l’autre côté, tout ira bien, nous nous en sortirons, nous sommes un grand pays. Dans le premier cas, nous sommes amenés à nous identifier avec un comportement conformiste, craintif, aplati sur les lois et sur l’attentisme. Dans le second cas, on demande un sursaut d’orgueil, de courage et d’optimisme. Tout en partant de points de vue opposés, nous nous trouvons face au même mécanisme de suggestion, et nous arrivons à la même conclusion : l’important, c’est d’obéir sans protester !

La reproduction du mécanisme capitaliste de propagande se lie à la dimension quotidienne, tout comme l’affirment les enseignes publicitaires : « soit conformiste dans tes choix ! » ; « uniformise-toi aux autres pour ne pas être isolé ! ». L’important c’est d’acheter !

Mais ceux qui vendent ont déjà acheté les slogans « soutenables » et soutenus « d’en bas ». En somme, les mots d’ordre et les slogans que l’on pouvait auparavant lire sur les murs de certains centres sociaux occupés, nous les trouvons aujourd’hui sur les lèvres des économistes les plus populaires. L’appauvrissement des propositions et des idées auxquels nous avons assisté ces dernières années dans les sphères réformistes et radicales, est passé de l’idéologie du faire à celle du devoir être, en oubliant définitivement l’agir. Un sacré progrès, il n’y a rien à dire. Ce capitalisme d’en bas, partagé, sera un capitalisme qui identifiera les procédures à suivre à chaque moment de notre vie, qui normalisera nos sentiments, et qui ne laissera rien au hasard et à la spontanéité, tout en nous disant en même temps que nous sommes libres. Ce concept de capitalisme autogéré né probablement aussi parce que, au cours du temps, beaucoup de pratiques, comme l’autogestion, ont cessé d’être conflictuelles, et qu’elles sont restées de simples instruments de survie, voilà pourquoi il est désormais facile pour le capital et l’économie de récupérer certains concepts.

Contre l’État, sans exceptions

Dans cette période, il s’avère tristement intéressant d’observer les langages et les manières de communiquer les messages. En réalité, il est bien compliqué d’y trouver une cohérence apparente, il suffit en effet de confronter les différentes déclarations de tout individu expert ou politicien, pour se rendre compte que, à distance de quelques jours, elles sont totalement contradictoires.

Comment fonctionne l’appareil stratégique de l’ennemi quand il perçoit des conditions dangereuses et déclare un état d’urgence ? Se démontre-t-il efficace, rapide à intervenir ? Étant donné que l’État d’urgence est plus ou moins permanent dans la représentation du pouvoir, et que les moments d’exception et de crise sont constamment maintenus en vogue, ce à quoi on assiste aujourd’hui revêt un profond aspect d’incertitude et d’imprévisibilité, et derrière tout ça on peut percevoir une grande difficulté de la part des gouvernements. Un embarras plus qu’évident. En ce moment, le Premier ministre Conte, expression du seul organe étatique actif, le Conseil des ministres, est poussé à faire des déclarations et à lire des décrets devant les caméras. La plupart du temps, il s’agit de résolutions déjà répandues à travers les différents organes de presse, déjà mâchées par l’information et par ceux qui y donnent du crédit, de manière à obtenir un impact minimal.

Donnons des exemples : la confusion sur les protocoles sanitaires, le caractère contradictoire des résolutions au niveau territorial, les concessions et les interdictions interchangeables de jour en jour. Un autre aspect fumeux est l’usage de l’armée. La présence des militaires dans les lieux jugés sensibles par l’État est déjà, depuis quelque temps, une habitude. Et c’est tout sauf inhabituel de les voir aux côtés de la police ou des carabiniers dans les gares ou dans d’autres zones de la ville. D’ailleurs, l’histoire récente fait revenir à la mémoire des moments où cela est arrivé dans des territoires considérés comme hors du contrôle étatique direct. Nous faisons référence aux opérations Vespri siciliani, Riace et Forza Paris qui ont eu lieu respectivement en Sicile, en Calabre et en Sardaigne, entre la fin des années 80 et le début des années 90. Tout compte fait, l’occupation militaire de ces terres amena exclusivement à une augmentation quantitative du contrôle du territoire, car les forces employées en plus de celles déjà présentes n’ont pas obtenu un réel changement des dynamiques illégales. Si l’État a obtenu des résultats dans ces territoires, cela s’est principalement réalisé grâce au pentitismo1, et non pas grâce aux enquêtes ou à un contrôle capillaire des villes, des villages et des montagnes. L’État, par contre, a pu démontrer à travers les critères de la science évaluatrice à laquelle se réfère le capitalisme, que son engagement se multiplia.

Comme on l’a déjà dit, à cette occasion aussi, la seule solution formulée par les gouvernants est la collecte de données : un quota de dénonciations, d’arrestations, de barrages, de flics éparpillés dans les régions ; cela cache, en partie, la demande de ventilateurs, de soutiens sanitaires et de structures d’accueil pour les malades.

Mais si l’on dispose de grands nombres pour le contrôle, pourquoi demande-t-on l’aide des bénévoles pour le secours minimal ?

Combien de flics, de militaires et de matons qui effectuent des contrôles ou tabassent les détenus sont contaminés ? Combien de ces héros diffusent le virus ? Combien coûte l’indemnité de mission des militaires employés ? À qui est confié le commandement des hôpitaux de campagne d’urgence ? À ces mêmes anges qui avec les politiciens locaux ont reformulé les systèmes sanitaires sur le territoire jusqu’à récemment en redimensionnant la qualité et en disloquant les structures ?

La réponse est toujours afférente à la dimension protocolaire : on crée donc des task force, déléguant à la technologie l’acquisition de données ultérieures.

On propage le traçage des déplacements en guise de réponse à la demande du système sanitaire d’intervenir, de fournir de l’aide à ceux qui devraient se rendre à l’hôpital. Mais il est évident qu’il s’agit d’une énième manœuvre pour démontrer que le possible a été fait.

Nous ne pensons pas qu’il soit juste de nous arrêter sur la portée de l’actuelle vague répressive, ni d’exalter particulièrement les détails des technologies militaires utilisées ; encore moins de souligner les restrictions, les limitations et l’absence d’humanité des décrets gouvernementaux. Nous ne voulons évidemment pas passer pour des naïfs ou des superficiels, au contraire nous trouvons opportun et sensé de se documenter et de se mettre à jour sur le fonctionnement de la machine ennemie. Cependant, aucune transformation ou mise à jour de l’ordre démocratique ne nous fait regretter ce qu’il laisse derrière lui.

Nous voulons détruire la société, pas l’améliorer

Comme prévu, les gouvernements sont dans la confusion. Ils s’en remettent à la technoscience qui peine à tenir tête aux mutations du virus. Ils s’en remettent aux calculs logarithmiques des prévisions de marché et d’enquête économique. En quelques mots, ils demandent à la perpétuelle reformulation des paramètres scientifiques l’inconsistance de leur action.

La méthode scientifique contemple l’erreur, dit qu’elle peut se tromper, et même que d’une erreur on peut déduire des observations qui seront utiles pour d’autres recherches, eh bien en faisant ainsi, voilà donc l’instrument parfait de lecture du réel. Les partisans de la technoscience affirment que l’on n’arrête jamais d’approfondir et de rechercher, et ils soutiennent qu’il est faux que ce qui ne peut pas être mesuré par la méthode scientifique est simplement ignoré. Ils soutiennent que rien n’est ignoré, et que chaque chose est recherchée. En recherchant toute chose, la science aura-t-elle un jour ou l’autre la capacité de répondre à toute question ? S’il en est ainsi, elle est alors en puissance omnisciente, tout comme Dieu. Alors, ceux qui soutiennent que le dogme scientifique a aujourd’hui remplacé la religion ont parfaitement raison. La science n’est-elle pas une interprétation du monde ? N’a-t-elle pas un projet à elle ? La question semble rhétorique à la lumière de ces brèves considérations, et celles-ci sont les caractéristiques de toute idéologie, voilà pourquoi il semble correct, d’autant plus correct, de parler d’idéologie de la science. En tant qu’anarchistes, nous ne pensons pas qu’il soit possible de déclarer, ou pire encore de croire, qu’il existe de réels instruments cognitifs de la réalité, chaque moyen de ce type se configure comme une idéologie, la science est une idéologie, l’idéologie peut être une forme de « credo politique », et même l’anarchisme peut aussi être une idéologie. Nous considérons qu’il n’existe aucune vérité et certitude, ceux qui en cherchent soulèvent chez nous de nombreux doutes, et surtout un fort sentiment de répulsion.

Par contre, nous savons bien que l’appareil technoscientifique et militaire se bouge derrière certains pionniers qui incarnent encore le visage primordial du capitalisme, les patrons. Ils sont, depuis toujours, les véritables moteurs de l’exploitation. Les sciences économiques, les théories du marché et les prévisions d’investissement sont les fantômes derrière lesquels courir pour perdre de vue la réalité effective des choses.

Ce sont les patrons, en chair et en os, les artifices des formes d’oppression actuelles et de celles futures. Scientifiques et flicaille se joignent à eux.

En effet, dans la situation actuelle, ce sont justement les patrons qui semblent ne pas avoir les idées confuses, l’entrepreneur qui, s’enveloppant dans la veste de la philanthropie, reconvertit ses entreprises, produit ce que le marché demande et augmente ses profits. En réalité, un grand nombre d’usines n’a jamais cessé de produire, et beaucoup mettent la pression pour rouvrir le plus tôt possible. Dans les deux cas, des procédures de sécurité fictives justifient le fait que la vie des travailleurs est mise en danger. Les grandes corporations pharmaceutiques cherchent aujourd’hui à rivaliser les unes contre les autres dans la course au vaccin, et certaines d’entre elles ont déjà commencé l’expérimentation humaine, et tandis que tout le monde regarde essoufflé et cherche avec difficultés des nouvelles concernant les progrès scientifiques qui mèneront au salut de l’humanité, les corporations pharmaceutiques tournent leurs regards vers les profits.

Entre-temps, les entreprises qui travaillent depuis toujours à la traçabilité des mouvements, se donnent du mal pour projeter de nouvelles applications qui permettront de ficher l’humanité dans diverses catégories : malades, sains, immunisés. Une application pourrait donc permettre la gestion de la circulation humaine, et tout cela pourquoi ?

Entre-temps le prix des biens de premières nécessités augmente et ils sont probablement destinés à augmenter encore par la suite.

La vérité semble bien claire, pour ceux qui veulent la lire, surtout aujourd’hui en prévision de la phase 2, il y en a qui se sont déjà préparés.

Eh bien, sur ce désastre, qui est en train de coûter la vie à un grand nombre d’individus, on a déjà pensé à reconstruire, reconstruire en maintenant les mêmes règles : quelques-uns doivent pouvoir spéculer dans un abus sans borne, et beaucoup doivent succomber dans des conditions d’esclavage. L’instrument d’oppression qui sera utilisé est en voie de construction. Les universités, les gouvernements, les psychologues, sont en train de calibrer et de doser les effets sous le poids de la défaite que le virus leur a infligé, en s’en remettant aux modalités opérationnelles déjà en cours. Il n’y a donc aucune révolution technologique imminente, mais seulement un renforcement de ce qui existe déjà actuellement, et que nous devrions considérer avec plus d’attention dans les diverses facettes du présent, plutôt que dans celles du futur.
Dans le monde dé-réalisé par la production technologique, la médiation entre l’individu et la démocratie, entre les poches apparemment non pacifiée et la société, est toujours prête à frapper à la porte, et peut-être est-elle déjà au cœur de notre lutte alors que nous cherchons à lui échapper.

Eh bien, libérons-nous des sédiments et des incrustations qui voudraient nous faire assumer des comportements exemplaires, et mettre en place des pratiques vertueuses à insérer à plein titre dans la démocratie en difficulté. Nous voulons détruire cette société, et non pas l’améliorer. Nous ne ressentons donc pas que notre force destructive et propulsive est redimensionnée dans le climat actuel. Au contraire, nous sommes stimulés et curieux de découvrir de nouvelles formes de survie aux marges de la société malade ; nous n’avons jamais attendu des moments faciles, et nous sommes conscients que les voies à parcourir sont constellées de lumière et d’ombre, de mensonges à dire à l’autorité et de vérités tues, d’illégalisme et d’attaques imprévisibles contre l’ennemi. Tout comme elles sont constellées de longs silences, d’attente et de défaites. Notre lutte ne coïncide pas avec les luttes de ceux qui aident l’État dans sa campagne propagandiste, mais elle garde à l’esprit qu’elle est le terrain d’action sur lequel déclencher la bataille.

 

Des anarchistes de Cosenza

1Système juridico-légale de collaboration avec la police et la magistrature des membres de la mafia.

Italie – Le passé est passé

« Pour que le désir d’extranéité ne devienne pas une mutilation résignée, mais qu’il s’arme contre toute forme d’autorité et d’exploitation. Pour que du pouvoir du dialogue (avec lequel on pense tout résoudre) et du dialogue du Pouvoir (qui invite tout le monde à une négociation raisonnable) on passe à un sentiment d’inimitié radicale envers l’existant, un sentiment de destruction de toutes les structures qui aliènent, qui exploitent, qui programment et qui enrégimentent la vie des individus. Le chien noir (cet animal que l’on associe en général à l’idée de la soumission, d’une mansuétude servile) est justement la volonté de sortir du troupeau de la servitude volontaire et de s’ouvrir à la joie de la rébellion. Non pas le noir dans lequel toutes les vaches sont égales (aussi bien dans leur être contre ou en dehors), mais plutôt celui dans lequel disparaît la frontière entre la démolition et la création, entre la défense à outrance de soi-même et la construction de rapports de réciprocités avec les autres. »

Aujourd’hui, dans cette période d’urgence sanitaire, il devient particulièrement important de partager et d’approfondir des réflexions au sujet de la maladie et de la sécurité de la vie. Voilà pourquoi nous reproposons des textes du journal Canenero, écrits entre 1994 et 1995, pouvant nous aider à avoir un regard plus lucide sur la situation, car ils sortent du flux médiatique des actualités dans lequel nous sommes immergés.1 Cette pandémie nous a tous trouvés impréparés : de l’individu qui ne s’était jamais posé beaucoup de questions sur cette société, à ceux qui ont toujours trouvé absurde d’accepter de passer une vie entière à respirer des particules fines pour ensuite se retrouver avec une tumeur. Mais dans les milieux soi-disant radicaux aussi, la critique de la sécurité de la santé a peu à peu disparu.

Ce que nous entendons et que nous lisons quotidiennement dans les médias et dans les journaux, c’est le bombardement constant de nouvelles sur les morts et les malades qu’a causé le coronavirus.

Alors, comment la maladie est-elle comprise, et pourquoi cette terreur de la maladie et de la mort ?

Dans cette société, la médecine est parvenue à créer une opinion commune – ou un lieu commun – selon laquelle la santé doit nécessairement être médicalisée, chaque maladie ou symptôme doivent être soignés ans l’immédiat, bien souvent sans même s’interroger sur l’ensemble des causes qui les ont générés.

Face au risque de tomber malade, la majorité des personnes se livrent aveuglément dans les mains des médecins et des experts, en se résignant à l’expropriation de leur vie en échange d’une existence mutilée mais garantie.

En effet, sous cette couche de peur collective que l’État et les médias ont créé, notamment à propos de la diffusion du virus, les personnes font confiance à l’avis des experts sans se demander plus que ça si les distances de sécurité, les masques et la résidence surveillée forcée peuvent véritablement être la solution à cette pandémie.

L’idée de la survie à tout prix, l’idée d’une vie (sur)vécue le plus longtemps possible, même sans en jouir intensément, bien que certains d’entre nous puissent ne pas être idéalement d’accord, nous mène néanmoins à confier nos corps dans les mains de ceux qui voient le corps exclusivement comme des machines fonctionnelles à la volonté de l’État de continuer à perpétuer son pouvoir. Dans les différents textes émerge, par exemple, la critique de la technique et de la peur du néant et de l’inconnu, car l’histoire entière de la civilisation de la technique peut être lue à travers la lutte contre la terreur du néant. Car tandis que pour la société la survie est un devoir, il y en a qui pensent que leurs vies n’appartiennent qu’à eux-mêmes. Quelqu’un qui, face à la conscience de ne plus vouloir continuer à exister, décide de s’ôter la vie sans demander la permission à personne, quelqu’un qui, face à l’espoir incontrôlable de guérir d’une tumeur, décide de se soustraire à la médecine et de fuir la peur de la mort en allant à sa rencontre. Et d’autres pistes, pour tenter une nouvelle fois de donner à la rébellion la joie errante et l’élan d’une destruction tant souhaitée par ceux qui se sentent étrangers dans un territoire ennemi. Et ce territoire est le monde entier.

Sans rendre de compte

La rose est sans pourquoi,
elle fleurit parce qu’elle fleurit,
elle ne se soucie pas d’elle-même,
elle ne se demande pas si on la voit.

Angelus Silesius, Le pèlerin chérubinique

Nihil sine ratione. Rien n’est sans fondement. Voilà ce que la pensée philosophique affirme depuis toujours, avec l’accord ferme du sens commun. La coïncidence de l’être et du fondement dit que toute entité possède un fin, et que son existence ne trouve une raison qu’en tant que réalisation de ses fins, une raison dont on peut et on doit rendre compte. Ce « rendre compte » montre que chaque chose est calculable, mesurable. La vie de l’individu ne fait pas exception.

Il va de soi qu’en variant la conception du fondement, la fin de l’existence varie aussi, tout comme changent les critères sur la base desquels on détermine, au fur et à mesure, qui et quelle chose s’éloigne de cette fin ou contredit ce fondement. Ce qui est considéré comme fou, criminel, non naturel ou inhumain, c’est justement tout ce qui représente la négation du fondement et de la fin. En tant que modèles extérieurs à l’individu. Ces modèles sont justifiés au nom de ce qui est posé comme élément commun, comme essence générique. Si le trait commun qui nous lie est Dieu, la fin de l’homme est alors la réalisation de la volonté divine. Si, au contraire, on l’identifie dans la loi naturelle, sa tâche sera de réaliser les plans intrinsèques de la nature. Ainsi, tout comme la raison est la donnée universelle, la fin de l’homme est de ne pas contredire le principe de rationalité. Le modèle de l’homme comme être social, comme animal politique, imposera enfin la mission de respecter les normes sociales et les préceptes politiques.

Les principes de référence changent, tout comme la morale. Mais on reste toujours sous le même ciel. Chaque fin, même la liberté, impose des devoirs sacrés et exige des sacrifices. Même « l’homme humain » est une mission, une essence à réaliser ; une tautologie morale qui porte avec elle les tribunaux et leurs excommunications. (Ce n’est pas un hasard, par exemple, qu’en allemand « non-humain » et « monstre » s’exprime par le même terme : unmensch). Au nom des droits de l’Homme, des hommes ont été et sont encore exploités aujourd’hui.

Le bûcher de l’athée, la réprobation vis-à-vis de l’homosexuel ou de l’incestueux, la ségrégation du « fou » et l’incarcération des hors-la-loi ne sont que des manières différentes d’intégrer et de réprimer quiconque dépasse les limites établies par la norme et par les prescriptions du bien. La valeur des individus se mesure exclusivement sur la base du désir d’adhésion à la fin à laquelle leur existence est subordonnée.

Bien que l’on critique souvent dédaigneusement la coercition de la peine ou la violence de l’insertion forcée, on arrive assez rarement à nier à la racine le concept même de devoir, dont ils ne sont que des corollaires. Car l’autorité n’est que la médiation entre la fin et les individus appelés à la réaliser.

Certes, parmi les anarchistes on se croit à l’abri du devoir des préceptes religieux, de la sacralité des impositions étatiques, ou d’une vision rigidement téléologique de l’histoire. On continue pourtant à croire qu’il existe des droits naturels (les hommes naissent libres et égaux) à opposer aux droits légaux (il s’agit de l’éternel conflit entre phìsis et nòmos), en vertu de quoi il est possible de s’insurger contre les seconds au nom des premiers. Tout à fait, au nom de, c’est-à-dire en faisant référence à quelque chose qui nous est étranger ou qui nous transcende, qui d’une certaine manière légitime nos choix. Peu importe si ce quelque chose est Dieu, la communauté, l’État ou la nature. Ce qui compte, c’est qu’il y a des valeurs préexistantes et connaissables, qu’il s’agit uniquement d’appliquer. La vie n’est alors qu’une marche, triomphale ou modeste, vers le bien.

Même si cela semblera une boutade irresponsable, je crois qu’entre le destin de la race prêchée par le nazisme, la vision d’une nature qui tend à une liberté et à une différenciation progressive et théorisée par la version libertaire du jus naturalisme, et l’anarchie comme ordre vers lequel avance l’histoire, il n’y a pas de différences substantielles.

Leur espace est toujours le sacrifice, leur temps est le futur.

Dans ces conceptions, il n’y a pas de place pour l’autonomie des individus, pour leur individualité infondée. Prisons, asiles, thérapies démocratiques et traitements orthopédiques ne sont que des manières différentes d’appliquer la même foi dans un modèle.

À l’opposé de tout cela, il y a la vie comprise comme le déploiement de ses potentialités, comme une interrogation ouverte. Sans rendre ni demander de compte, comme la rose de Silésius. Une vie que chacun, libéré des garanties, met en jeu jusqu’au bout. De sorte qu’il peut dire, comme Peter Altenberg : « Et même si je devais chuter dans l’abîme, qu’au moins ce soit mon abîme dans lequel je me fracasse ! ». Et qui sait si on ne réussit pas aussi à danser sur cet abîme.

(11 novembre 1994, numéro 3)

À l’ombre du sultan

« Mais comment jouir de la vie ? En l’usant, comme on brûle la chandelle qu’on emploie. On use de la vie et de soi-même en la consumant et en se consumant. » Max Stirner

Face à la mort – disait Epicure – les hommes habitent une ville sans muraille. C’est bien connu, le philosophe grec insérait dans son tetrapharmakos, c’est-à-dire dans le système des quatre remèdes fondamentaux pour une vie heureuse, le soin contre la peur de la mort. La peur de la mort représentait à ses yeux un des principaux obstacles pour atteindre l’ataraxie, cet état d’imperturbabilité que le sage conserve vis-à-vis du monde. Craignant de la perdre, disait-il, les hommes oublient de profiter de la vie.

Les murailles dont les hommes sont dépourvus, ne connaissant pas l’immortalité, sont celles en mesure de fournir un abri contre le décès. Selon Epicure, la mort, entendue comme peur du néant, peut au contraire être vaincue à l’aide du « médicament » opportun.

Au-delà de la manière avec laquelle il croyait réaliser ce soin, ce qui nous importe ici c’est de souligner la distinction entre la mort et le décès. Car l’histoire entière de la civilisation de la technique peut être lue à travers la lutte contre la terreur du néant. La terreur du néant est, au fond, la peur de la liberté, le besoin de garanties contre une vie totalement exposée, la recherche d’une zone rehaussée et immobile au-dessus d’une existence dépourvue de fondements certains sur lesquels s’appuyer et de fins sacrées à réaliser, toujours dernières dans le temps et lointaines dans l’espace. Au fur et à mesure, on a invoqué Dieu, l’État, l’homme, la religion et la société, pour défendre la vie de la menace du néant. Le remède ultime qui les lie tous et les comprend, c’est la technique. Une expression efficace dit que Dieu est la première technique, et que la technique est le dernier Dieu. En effet, l’appareil scientifique et technologique représente l’État le plus avancé du Pouvoir, la volonté de rendre éternelle la survie au nom de la vie. Le corps lui-même, réduit à un réservoir d’organes de rechange, comme le démontre le développement de la science des transplantations, semble se reproduire éternellement. Comme toute autre marchandise.

La survie est un devoir, et pas uniquement parce que le suicide est sujet à l’interdiction légale et à la réprobation religieuse. La société entière a rendu la vie obligatoire, celle normale et prolongée le plus longtemps possible. Ainsi, bien que la science et sa fidèle servante, la technologie, soit évidemment des causes concomitantes, avec la politique et l’économie, de l’abaissement progressif des capacités défensives de l’organisme humain, face aux fléaux contemporains comme le sida, le pouvoir des médecins et des experts augmente, pouvoir auquel nous nous remettons tous, en toute confiance. L’idéologie de la vie est en train de transformer toujours plus l’existence des individus en un patrimoine domanial d’État, en un bien social. Au nom de la sauvegarde de ce bien, produit incompréhensible des mal-être individuels, l’homme a été abaissé au niveau de la machine. Pourvu qu’il fonctionne.

Quiconque sort des limites étroites de la survie met en question le projet de la domination de se rendre éternelle. Le devoir de la vie ou, ce qui est la même chose, de son bon usage, est quelque chose qui se niche aussi dans la mentalité de ceux qui ne cachent pas leur inimitié vis-à-vis de l’autorité et de l’exploitation. Le chantage de la militance ou de l’engagement n’est finalement pas si différent des préceptes religieux.

Pouvoir et survie sont profondément liés. « Pourvu qu’il reste en vie » est depuis toujours la pensée de ceux qui se résignent à l’expropriation totale de leur singularité en échange d’une existence mutilée mais garantie. Comme le sultan de Delhi qui, poussé par le désir de survivre à tous les hommes, fit raser au sol la ville, quiconque exerce le pouvoir voit dans la conservation de sa propre domination l’unique but de la vie. Comme les habitants de Delhi, qui se résignèrent à abandonner la ville, chacun d’entre nous, dans la mesure où il ne place pas la jouissance de la vie au-dessus de la vie même, remet son existence entre les mains de l’autorité, de toutes ces structures qui ont fondé leur conservation sur notre incapacité de vivre jusqu’au bout le caractère caduc de l’existence.

La ville dans laquelle nous vivons aujourd’hui est celle dans laquelle le sultan et les habitants partagent comme jamais le même rêve totalitaire : rendre les murailles invincibles. Le triomphe est le Soin.

En grec, « médicament » signifie à la fois remède et poison. Ce n’est pas un hasard. Le remède contre la peur de la mort a fini par étouffer la vie ; les murailles sont devenues si hautes que s’évader ne semble plus possible. Le sultan, à travers le sourire du politicien et du capitaliste, du scientifique et du médecin, du prêtre et de l’expert, rit de son intouchable pouvoir. Si l’homme est, comme on le dit, un seuil entre la vie et la mort, la seule manière de vivre pleinement sa liberté dangereuse et éphémère, c’est de détruire la survie et les murailles qui la garantissent. Sans remèdes ni soins.

(18 novembre 1994, numéro 4)

La nostalgie de Dieu

La peur du futur, de l’inconnu, de ce qui nous attend au virage, voilà ce qui nous pousse plus que tout à nous enfermer chez nous, pour se barricader, pour définir le territoire de la propriété comme sacré, pour se réaliser soi-même comme entité fermée, et enfin, pour placer en dehors de nous, en dehors de la maison où nous nous sommes barricadés, justement dans le cadre du chaos et de la mort, une substance supérieure, une référence inattaquable, et précisément pour cela insondable, nous procurant certitude et stabilité. Le processus mental qui est le fondement d’une si grande partie de la pensée révolutionnaire, sur la base duquel nous trouvons les éléments pour construire le passage (violent sans doute, mais ce n’est pas là le problème) vers la société du futur se base sur une volonté de se sauver du danger mortel que l’incertitude angoissante nous présente. La « libération » peut ainsi prendre une forme tout autre que libérée. Nous imaginons ainsi une société dans laquelle tous les maux possibles qui nous harcèlent aujourd’hui n’existent plus, une société dans laquelle il n’y aura plus ni pouvoir ni domination, ni chefs ni hiérarchies, ni exploitation ni souffrances, ni maladies ni ennuis. Une société d’égaux et de solidaires, une société de la beauté où chaque mocheté et chaque douleur sont bannies à jamais.

Il faut y aller mollo avec ces super-déterminations de la société libérée. D’un côté, le mécanisme a toujours été assez simple, il faut charger le futur, ce même futur qui un instant auparavant nous effrayait, de la tâche de réaliser toutes les choses qui manquent dans le présent, en portant jusqu’aux ultimes conséquences les traces, parfois mêmes négligeables, que nous pouvons aujourd’hui tenir entre nos mains. Une fois disparu ce qui nous opprime, la simple absence finit par devenir « liberté ». Nous ne nous rendons pas compte qu’en faisant ainsi, nous répétons, avec les meilleures intentions, ce que la foi en Dieu a fait pendant des millénaires. Nous chargeons sur le Dieu de l’Histoire le processus qui était hier confié au Dieu de la religion. Une fois encore, nous avons la nostalgie de Dieu.

Cependant, si nous nous limitions à faire cela, ce ne serait pas autre chose qu’une défaillance comme une autre, une amulette un peu grosse et gênante à traîner, rien de dangereux au sens strict du terme. Le fait est que nous ne nous limitons pas à cela. En allant vers la disposition d’esprit qui voit dans le futur la réalisation possible du bien maximal (la liberté) comme une radicalisation positive des maux et des peurs que nous connaissons très bien, car nous en souffrons comme des conséquences de la vie de tous les jours, nous devons poser des limites à ce qui arrive aujourd’hui, c’est-à-dire que nous devons réaliser un projet qui laisse en vie cette éventualité immuable, cet élément extérieur aussi bien à notre petitesse quotidienne qu’à la raréfaction extrême du mal qui nous attend, semble-t-il, à chaque coin sombre des rues.

En effet, pour arriver à la société libérée en tant que radicalisation positive des maux et des peurs d’aujourd’hui, il doit y avoir un mécanisme intrinsèque à l’histoire capable de la réaliser. En somme, il ne faut pas uniquement un Dieu, mais aussi une action du Dieu dans le monde. L’Histoire devient ainsi le royaume de Dieu projeté dans la réalité de tous les jours, laïcisé, pourvu de règne et de cadences périodiques, que non seulement nous arrivons à saisir, mais qui à long terme nous deviennent aussi agréables et réconfortantes. Dans cette perspective, tous mes projets sont marqués par la longue ombre de Dieu. Ma peur a reconstruit la divinité, et m’a une nouvelle fois livré à sa merci. Les structures organisatrices de la vie, ces domaines circonscrits délimitant le terrain de mon activité quotidienne, et qui en cela la rende possible, sont caractérisées d’une manière particulière précisément par ma nostalgie. Dieu me régit jusqu’aux moindres détails. Même si je ne lui attribue plus les génuflexions d’autrefois, même si je suis aujourd’hui devenu un prétendu laïc, dans les discours de la peur et de la lâcheté, je suis toujours le petit homme de jadis, et comme tous les petits hommes je deviens agressif et autoritaire, je cherche à construire les formes de la domination pour m’assurer que quelques fous furieux en circulation ne mettent pas en péril mes nouvelles certitudes. Au fond, chaque domination se base sur l’hypothèse de pouvoir réguler le futur imprévisible. Chaque domination est parvenue à exorciser la peur et l’incertitude future. Le refus de la domination passe donc aussi à travers ce rétablissement conscient et courageux de l’instabilité, de l’inconnu qui nous attend au coin de la rue.

La lutte a cela de beau qu’elle nous projette dans un monde entièrement à découvrir, à se réapproprier de manière toujours nouvelle, en dehors des schémas et des parcours obligés. Le risque peut être grand, les lieux de la certitude se réduisent toujours plus, et il n’y a pas d’alternatives. L’Histoire ne devient plus le lit du Dieu dormant, mais le théâtre, partiel et souvent incompréhensible, des vicissitudes humaines, le lieu où la barbarie et la mort sont toujours aux aguets, où il ne peut y avoir aucune société libérée définitivement, où il n’y aura même pas de parcours de libération possible si ce n’est pas nous qui le trouvons, sans exorcismes et sans amulettes.

3 mars 1995, numéro 17

1Seule une partie des textes en question sont traduits ici.