Traduction de deux textes extraits de Madrid Cuarentena City, publication pour la guerre sociale en temps d’État d’Alerte n°1, deuxième quinzaine de mars 2020
Vers des eaux inconnues
Nous sommes en état d’urgence depuis plus d’une semaine. La capacité destructrice du virus n’est pas questionnable. Mais nous aimerions faire quelques remarques sur ses conséquences non cliniques et sur ses origines.
Savoir si le Covid-19 est apparu à travers une chauve-souris ou à cause d’une tentative étasunnienne, partie en vrille, de déstabiliser l’économie chinoise nous semble peu pertinent maintenant. Ce virus, comme d’autres dans l’histoire qui ont auparavant décimé des populations entières dans l’Amazonie, en Amérique Centrale, en Afrique et en Océanie, est un phénomène biologique. Mais le contexte où il naît, la manière dont il se propage et dont il est géré sont des questions sociales. Ce virus est le résultat d’un système qui marchandise chaque processus, chaque objet, chaque rapport ou tout être vivant sur la terre. Il se répand rapidement de par l’énorme concentration de main d’oeuvre et de corpus consumériste dans les grandes villes, qui s’alimente de l’agro-industrie et de l’élevage intensif. Un flux constant de biens humains (5000 millions de personnes volent chaque année autour de la planète) à des vitesses effrénées qui se reflètent en 200 caractères et 5000 likes.
C’est précisément cet acharnement à arficialiser tout, y compris nos émotions, en basant tout sur le profit, en voyant le monde à travers un écran, en laissant notre esprit être colonisé par l’“efficacité” qui nous a mené à la perte progressive de l’“humain”, du “vivant”. Cela a facilité le fait que des mesures aussi extrêmes qui n’autorisent à sortir de chez soi que pour deux motifs (travailler et consommer) soient passées de manière assez peu traumatique. En même temps, on nous propose comme voie de sortie les mêmes dynamiques technophiles qui nous ont conduit au désastre. Si nous ajoutons à cela la peur, le gouvernement de la peur, nous finissons par perdre le nord et par réinterpréter des concepts tels que la responsabilité ou la solidarité.
Tu te feras traiter d’irresponsable, par exemple si tu ne te soumets pas à l’assignation à résidence volontaire. Sacrée perversion du sens qui n’est en réalité rien d’autre que l’accolade entre le coeur et la tête, entre l’analyse, la décision et l’action. En te criant par la fenêtre au minimum “inconscient-e” si tu passes dans la rue main dans la main avec ton compagnon-ne, on te gueule en réalité “Obéis à la norme!”. C’est aussi ce qui se passe avec les appels à la solidarité qui se traduisent par une servitude volontaire collective en se transformant en un acritique #yomequedoencasa [je resteàlamaison].
Qu’en est-il des centaines de personnes qui s’accumulent à Antocha ou Chamartin [1] entre 6h30 et 8h30 du matin ? Pourquoi les chantiers de construction n’ont-ils pas été arrêtés dans une ville qui dispose d’un excédent exorbitant de logements ? Les personnes entassées dans le parc des expositions IFEMA [2] ne sont-elles pas des personnes ? C’est éprouvant de passer une semaine enfermée ? Et l’être 5, 10, 15, 30 ans, à présent sans même pouvoir recevoir une visite, un parloir intime, alors que dans de nombreux cas les appels téléphoniques et le courrier sont tout-à-fait restreints ? Pour ne citer que quelques exemples qui font mal.
Pour les personnes sans domicile, toute survie anonyme est désormais impossible puisqu’elles ne peuvent plus passer inaperçues quand la jungle de verre s’est transformée en désert de béton. Elles sont, plus encore qu’avant si possible, interdites de séjour. Dans le meilleur des cas, elles seront menées en troupeau dans des enclos comme l’IFEMA. L’impunité policière, déjà exacerbée en tant que telle, s’est aussi déchaînée contre les autres prohibé-e-s, celles et ceux qui ne peuvent accréditer par des papiers bureaucratiques leur statut de personnes de “pleins droits” ou dont la physionomie ou la couleur de peau induit les bourreaux en uniforme à penser que ce n’est pas le cas. (La presse officielle fait état de nombreuses agressions policières dans les quartiers de Lavapiés, dans le centre et dans d’autres villes). Parce qu’une pandémie reste une question de classe, de privilèges, de morts pas si aléatoires.
On ne nous a pas accordé le pouvoir de divination comme à Cassandra, mais par contre la malédiction d’Appollon si. C’est-à-dire que nous n’avons pas la certitude que ces pronostics se réaliseront, (même s’il y a des signes peu trompeurs de vers où le pouvoir veut aller et des preuves, déjà irréfutables, de ce genre de mesures) tout en craignant d’être difficilement écouté-e-s. Nous pensons que toutes ces mesures de contrôle deviendront permanentes, comme cela s’est déjà produit avec les lois anti-terroristes après le 11 Septembre, ou qu’elles se répèteront; il ne nous étonnerait guère d’être rappelé-e-s au confinement à l’avenir, dans des circonstances comme des tempêtes, des ouragans, et toutes sortes de crises climatiques qui arriveront sûrement, ou encore de vieilles et nouvelles épidémies qui viendront à nouveau frapper à nos portes. Traçage des mouvements par le téléphone, contrôles biométriques et de température, limitation des déplacements en fonction de cela … sont déjà une réalité et sont destinés à rester. Il faudrait ajouter à cela la précarisation généralisée qui ne tardera pas à arriver, la socialisation de la pauvreté …
À ce stade, nous voulons partager l’idée que le présent, ou plutôt le passé, le monde tel que nous le connaissons, fondé sur la domination, avec ses structures perpétuant la misère, son orthodoxie, son zèle liberticide … ne nous satisfait pas. Et nous ne souhaitons en aucune manière y revenir.
Commençons à la tenter. En tenant compte du fait que nous n’aimerions pas infecter certaines personnes, brisons l’isolement. Agissons si besoin au niveau individuel. Dans cette réalité, même en frappant à l’aveuglette, il est très facile de tomber pile. Communiquons, parlons, faisons tourner l’information et soyons critiques; forçons les couvre-feu, cartographions le contrôle (où et quand les patrouilles ont lieu, quels espaces ont été interdits, où il y a de l’approvisionnement … )
Fomentons les grèves et la fermeture des entreprises. Nous ne voulons pas une gestion de la crise. Nous voulons expérimenter, choquer, lutter, porter le conflit …
Efforçons-nous d’intervenir dans le présent, même si nous ne voyons pas l’horizon lorsque nous levons les yeux. La clef se trouve peut-être précisément là, laissons derrière nous vérités, certitudes et sécurités, naviguons avec passion pour l’aventure vers des eaux inconnues, vers des aurores de liberté et de révolte.
NdT:
[1] Grandes gares ferroviaires de Madrid.
[2] Réquisitionné pour en faire un hôpital de campagne]
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Revenir où ? Revenir à quoi ?
L’état d’alerte nous arrache la normalité de nos vies pour tous nous placer à un moment vital avec davantage d’incertitude que de réponses. Et il fait entrer la plupart d’entre nous dans un scénario que nous n’avions jamais vécu. Quelque chose de nouveau.
Et à la télé, à la radio, dans les journaux, nous les voyons répéter certaines formules comme des mantras pour nous transmettre la tranquillité : tout va bien se terminer, nous nous en sortirons et nous reviendrons à la normalité.
Avec pour seul horizon celui de revenir au point où nous en étions avant le début de la pandémie, nous sortons sur les balcons pour applaudir, avec nos bourreaux, notre nouvelle condition d’esclaves. Nous applaudissons notre confinement.
Et il semble que l’incertitude et l’enfermement nous aient fait oublier en quoi consiste la normalité. Ils nous ont fait oublier la soumission quotidienne et d’une vie entière à des boulots aliénants qui nous précipitent dans le vide existentiel, que les flics ne sont pas nos amis mais l’institution chargée de maintenir l’ordre social que les riches lancent contre les pauvres.
Ils nous ont fait oublier la misère, l’exploitation, la précarité, la répression, les expulsions locatives, les mensonges des politiques et des entrepreneurs, le désastre permanent auquel l’industrie condamne la planète. Ils nous ont même fait oublier l’urgence climatique!
Face à cette normalité, il ne faudrait se souvenir que de la haine.
Ne nous voilons pas la face, l’état d’alerte était déjà latent dans nos vies. Cette crise a seulemeent fait tomber les masques avec lesquels l’Etat cache ses véritables intentions : le contrôle et son extension totale sur nos corps, nos pensées et nos sentiments.
Comme toujours, c’est à nous de payer les pots cassés de leur désastre. Profitons de cette occasion pour renoncer à la normalité, pour la dépasser et déborder ses marges. Que la seule épidémie qui se répande soit celle des passions. Dirigeons notre haine contre tous ceux qui nous condamnent à une normalité en état d’urgence permanent : contre tes chefs, contre les flics, contre les politiques, contre la passivité.
Reprends ta vie en main, ne reviens pas à la normalité.
Pour l’anarchie.
Sur l’attaque portée à nos relations
“Je suis scotché à la mienne et toi à la tienne. Ecoute ta montre, son tic-tac est un murmure”
Le confinement a des conséquences sur l’un des fondements les plus importants de notre vie: les liens entre individus. Ceux-ci sont contraints de s’éloigner, de se rompre, de remplacer le contact de chair et d’os par l’isolement des débits et des écrans. Ce n’est pas comme lorsque quelque’un que l’on aime traverse des situations essentielles dans un pays éloigné, où on a la certitude que, même si ce lien est sûrement poussiéreux, il sera intact à son retour, ou qu’il vivra dans la mémoire; mais là, on a le soutien de toutes les autres relations sur lesquelles on compte dans notre vie quotidienne. Cette situation de quarantaine a interrompu de force le cours de nos interactions sociales du jour au lendemain, a confiné nos vies en un module d’isolement.
Il y a celles et ceux qui ont de la chance et au moins (au moins parce que cela ne remplit absolument pas le vide laissé par les liens à distance) peuvent passer le confinement avec des personnes qui s’aiment et qui se soutiennent mutuellement, mais qu’en est-il des personnes qui vivent seules? Qui entendra leurs appels à l’aide lorsqu’un suicide alimenté par l’anxiété frappent à leur porte? Et les femmes qui ont leur propre maton à la maison? On dit que la police est à l’affut d’appels pour violences sexistes, mais nous ne pouvons pas nous attendre à ce que la police résolve ces problèmes, encore moins lorsqu’on sait que les flics contribuent la plupart du temps à la maltraitance et à l’humiliation des femmes violentées. De plus, en étant vraiment enfermé.e avec une personne qui vous domine, est-il possible de prendre le téléphone? De sortir du domicile? Les chiffres des violences et meurtres sexistes nous montrent que ce n‘est pas le cas. Et celles et ceux qui n’ont pas d’endroit où vivre? Celles et ceux que les militaires “aideront” et “déplaceront”. Nous ne devons absolument pas faire confiance à ce que l’armée dit vouloir faire quand on est en train de regarder parce que nous sommes enfermé.e.s chez nous.
Et pour en remettre une couche, la panique sociale a non seulement fait que les gens ont individuellement rompu leurs liens, mais qu’ils cherchent également à briser ceux des personnes qui tentent de résister. En invectivant de leur balcon pour avoir marché ensemble dans la rue, pour s’être donné la main, s’être fait des câlins, s’être embrassé.e.s… Angoisse collective sur la base de “Je reste à la maison et toi tu te fous de nous”. Mais parler sur whatsapp, skype, les réseaux sociaux et d’autres alternatives fournies par la technologie n’est même pas valable pour sortir du bourbier d’anxiété dans lequel nous avons été plongé.e.s. On a besoin de contact, on a besoin de marcher avec quelqu’un pour maintenir des liens et ne pas sombrer dans l’hystérie, sans avoir à penser qu’une patrouille de flics va nous mettre une amende.
Que se passera-t-il lorsque nous pourrons retourner dans la rue et que nous serons incapables d’interagir en groupe, de vis-à-vis sur une place? Lorsque l’anxiété sociale sera généralisée et qu’il faudra s’unir pour lutter contre ce monde de merde dans lequel nous vivons?
Ne laissons pas la panique sociale et le contrôle étatique détruire ce que nous avons de plus précieux, renforçons nos liens pour qu’ils soient indestructibles et qu’ils balayent la domination.