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Les discours qui circulent actuellement dans la population oscillent à différents degrés entre la béatitude procurée par une pause bien méritée et la course aux munitions causée par les replis identitaires. L’objet de ce texte n’est pas l’analyse exhaustive des situations exceptionnelles causées par la pandémie, bien que nous encourageons toute initiative en ce sens. Plutôt, nous voulons soulever le fait que la peur éprouvée par plusieurs a des chances d’être et est déjà récupérée par des attitudes, des propos et des comportements fascistes.
Le stress, les conflits, les commentaires douteux entendus dans les épiceries et dans les hôpitaux en témoignent. Les violences conjugales et les tensions personnelles exacerbées dans les appartements et les régions confinées en sont un autre exemple. Pour faire face à cette récupération illégitime de la crise, nous croyons qu’il est nécessaire de visibiliser activement un discours honnête d’entraide et de prise de pouvoir commune. S’assurer que nos discours qui prônent la responsabilisation, la communalisation et les libertés politiques et économiques soient visibles et surplombent les récupérations fascistes est primordial.
Tant que nos corps seront mobilisés et/ou mis en danger par la coercition de l’État, tant que nos actions seront surveillées et nos droits suspendus, tant que le capital négociera violemment son pouvoir dans les vides laissés par la pandémie, nous devront concentrer nos efforts à répondre aux bonnes questions et à regarder en face la tension à laquelle nous sommes tout·e·s confronté·e·s : obéir à des mesures totalitaires pour protéger la vie ou assumer des formes d’indocilité qui risquent de l’écorcher en passant.
Ce texte a été écrit par des personnes blanches cisgenre appartenant au spectre hétérosexuel.
Notre point de vue situé peut expliquer certaines mécompréhensions et/ou exclusions pouvant être véhiculées par ce texte. Les réinterprétations sont les bienvenues.
Ce texte sera écrit au « nous » dans le contexte paradoxal où la distanciation physique est popularisée. Nous avions déjà commencé à prendre de la distance, mais voilà que cette reine virale nous demande d’agrandir le fossé entre les individus, entre les communautés. Nous souhaitons prendre acte de cette situation afin de choisir nos camps. Nous souhaitons bâtir des ponts entre les îlots qui continuerons à résister à l’ensemble des plaies – et pas seulement au virus.
L’état d’exception nous a toujours fait rêver. Il est à la fois étrange et fascinant de voir les rythmes basculer, les consciences s’affûter, les allié·e·s se pointer. Il est à la fois inquiétant et merveilleux de voir que les privilèges dont chacun·e jouissait (consciemment ou non) sont mis au jour, rendus disponibles à la vue de tout·e·s, révélés.
Au même moment, certaines questions se précisent. Nos privilèges étaient-ils si invisibles?
N’avions-nous pas amorcé un travail solide pour les révéler? Et aussi, la situation d’exception engendrée par la pandémie sera-t-elle suffisante pour que tous nos privilèges soient mis au jour? Sommes-nous tout à fait conscient·e·s des enjeux territoriaux, coloniaux ou environnementaux qui nous assurent encore un certain confort, une certaine portée dans nos actions? Si les réponses à ces questions seront structurantes pour les prochains mois, la situation nous oblige à voir que les privilèges auxquels certain·e·s d’entre nous s’étaient habitué·e·s participaient à un refus général du changement social, au déni collectif de la largeur des possibles qui nous étaient déjà permis.
Les amitiés, l’accès à un toit, à un puits, à de l’eau potable, aux denrées de base, des légumes, de la farine, des protéines, de la drogue ou de l’alcool, de l’espace pour marcher sans se faire accoster par un flic ou un macho. Les connexions, les bandes passantes, les vitamines, l’entraide, la blancheur, l’argent.
Une autre question centrale nous taraude : qu’est-ce qu’on fait avec tous ces privilèges?
Certains vont nous être utiles. Il faudra apprendre à les partager, à les démanteler pour mieux les distribuer, à renoncer à quelques-uns d’entre eux. Continuer à se remettre en question personnellement. Les temps de crise ne sont pas une excuse pour s’asseoir sur ce qu’on a accumulé, ni pour manquer de responsabilité sous le couvert de l’urgence.
L’état d’exception soulève avec plus d’acuité encore d’autres questions que nous nous posions déjà. Des questions comme : pour ou contre la survie de l’espèce humaine et sinon, à quel prix?
Pour ou contre le capitalisme et sinon, à quel prix? À quelle forme de responsabilité individuelle et collective pouvons-nous réellement aspirer et de quelle nécessité sera-t-elle garante?
Autant que nous croyons que les questions seront amenées à se préciser dans les prochains mois, autant que nous croyons que l’organisation politique qui est déjà là est suffisante.
Nous croyons que nous avons déjà tout ce qui est nécessaire pour survivre et pour faire exister les systèmes et les mondes dont nous rêvions – et ce, dans le sens où nous allions déjà.
Nous croyons que toutes les personnes qui liront ce texte et qui se reconnaîtront font déjà partie de ce monde parallèle dont nous parlons depuis longtemps, celui qui s’est construit lentement à partir de nos infrastructures, celui qui s’est solidarisé, déjà, à partir d’idées et de consciences communes, celui qui permet nos pluralités, nos différences.
Bien que la peur soit tout à fait légitime, nous souhaitons amorcer le mouvement des corps et le mouvement des idées vers la réalisation d’une situation commune, d’un intérêt commun – soit, le rayonnement de nos mondes au-delà des territoires oppressifs.
Bien que la méfiance soit compréhensible, nous souhaitons confirmer la théorie par la pratique et assumer, ensemble, l’incertitude inévitable d’une telle démarche. Nous souhaitons respecter les rythmes de chacun·e tout en incitant au mouvement. Nous souhaitons continuer à prendre soin les un·e·s des autres, à soigner nos relations, à assumer nos responsabilités les un·e·s envers les autres.
Nous souhaitons voir apparaître, bientôt, la cartographie située de nos communs.
Avant la pandémie, nous nous demandions déjà comment sortir de l’immobilisme, de
l’isolement, du mal-être dans ce monde d’oppression. Nous nous demandions comment sortir de nos quotidiens pour avoir un peu de temps, pour penser à d’autres façons de vivre et d’être ensemble. Nous nous disions que pour sortir de l’isolement, il faudrait se reconnaître, avoir envie de faire des choses ensemble, avoir un imaginaire qui nous donnerait envie. Nous nous demandions : quelle vision du futur nous motive, pour vrai? Qu’est-ce qu’on trouverait important de faire, ici et maintenant?
Les premières réponses que nous avons trouvé à ces questions étaient contenues dans les théories et les pratiques féministes. Nous croyons que la diversité peut être un atout en temps de nécessité et cela doit être porté en assumant que les féminismes radicaux sont des moteurs centraux, prioritaires et transversaux qui affectent tous les aspects de nos vies – privés, sociaux et politiques.
Lorsque nous appelons à l’entraide, nous nous fions sur les consciences et les condamnations actives déjà présentes sur le terrain pour refuser tous les comportements racistes, coloniaux, homophobes, validistes, sexistes, transphobes, classistes. Mais nous ne voulons pas nier l’écart qui persiste entre les discours et la pratique. L’effort déjà déployé témoigne de ce que beaucoup d’entre nous aimeraient. La réalité, qui est que nous n’y sommes pas tout à fait, doit encore faire
partie de l’équation.
D’autre part, nous avions déjà fait le choix d’identifier quatre aspects systémiques de
l’oppression :
• le sexisme et l’hétéro-patriarcat dans la parenté-affinité
• le capitalisme dans l’économie
• l’autoritarisme en politique
• le racisme et le colonialo-impérialisme dans la communauté
Ces différents systèmes d’oppression s’entrecroisent, interagissent et se renforcent les uns les autres, d’où la nécessité de les combattre comme un tout et non de façon isolée.
À partir de maintenant, nous voulons choisir de prioriser les luttes anti-capitaliste et antiautoritaire, ce qui implique de sortir du capitalisme et de s’organiser sans l’État actuel. Nous devons dès maintenant repenser nos façons de fonctionner ensemble : d’où l’idée de préciser nos communs(1) et de se doter de nos propres structures. L’état d’exception dévoile ce que nous savions déjà : des structures, qu’on les veuille ou non, sont déjà là. Nous devons choisir les nôtres et non celles imposées par l’État.
Dans le quotidien, nous continueront à travailler à ce que l’on travaille déjà, soit, à sabler l’engrenage du colonialisme pour le faire disparaître, à mettre en place des relations de solidarité avec les réfugié·e·s et les personnes plus vulnérables, à mettre en place des moyens pour mieux se comprendre, à solidifier nos structures de soin qui nous permettent de rester inclusif·ve·s et accueillant·e·s (« care »), à travailler les opportunités que l’on a de prévenir/sortir de l’isolement, de la dépression, de l’anxiété, et cette fois-ci, des impacts du coronavirus.
Idéalement, cela se ferait par région-clé – les déplacements, l’accès aux ressources et les pratiques anti-autoritaires seraient codifiées à partir de ce qui se fait déjà.
Récupérer les communs, hors des directives gouvernementales, est le devoir politique,
économique et écologique de notre temps. La condition de possibilité du communalisme, c’est tout sauf « chacun·e fait ce qu’ielle veut ». Car le communalisme engage. Il est incompatible avec toute forme de libéralisme. Il ne peut exister sans certaines obligations (2). Dans le communalisme, il y a le principe de l’auto-organisation de ses membres et le droit de sanction: l’idée n’est pas de se surveiller, mais de s’assurer qu’il n’y a pas d’abus. Il y a aussi l’idée du déplacement (ir)régulier des pouvoirs, qui prévient toute forme d’accaparement.
Même si nos pratiques sont déjà libertaires, subversives et que l’on peut s’en féliciter, les louanges que l’on peut en faire aujourd’hui ne sont que la moitié de ce que nous pourrons en faire dans quelques mois et dans quelques années, lorsque nous aurons fait émergé la nouvelle cartographie de cet état d’exception.
Nous ne pouvons plus nous en remettre à des lendemains qui chantent en allusion à
d’hypothétiques pratiques communautaires isolées. Nous avons plusieurs choses à partager:
nos pratiques anti-oppressives, nos structures, nos pratiques de soin, le matériel, les denrées de base.
Nous ne savions pas trop comment libérer du temps pour nous organiser.
Nous n’arrivions pas trop à voir comment redéfinir les échanges commerciaux/economiques sans l’argent sale du capitalisme.
Nous ne savions pas trop comment revenir à l’essentiel, comment nous passer collectivement et activement des avantages que nous procuraient les systèmes oppressifs.
Nous ne nous attendions pas vraiment à une pandémie mondiale.
Après un mois d’exception en Italie, les dauphins sont revenus à Venise. Ce n’est qu’une facette des possibles qui sont ouverts par la situation qui commence.
Nous ne voulons pas être sauvé·e·s par l’État et nous ne voulons surtout pas que les choses reprennent comme avant.
Proposition d’entraide et actions concrètes
• Nous proposons que toute personne se reconnaissant dans cet appel à l’entraide puisse choisir en toute liberté un lieu d’atterrissage. Le lieu d’atterrissage est le lieu qu’on choisit pour s’impliquer, former ou se joindre à une commune. Nous croyons qu’à
ce stade-ci, la proximité territoriale est le facteur le plus important., bien que le
ravitaillement, les affinités et la connexion internet soient des ressources précieuses;
• À partir de là, continuer activement la mutualisation des moyens de production
(production alimentaire, ateliers de tout genre, cliniques, etc) et la mutualisation des
ressources (bouffe, argent, soins, etc);
• Continuer à s’assurer que les gens autour de nous ont accès à l’information, relayer
des points de vue critiques et différents des médias mainstream;
• S’assurer que nos discours soient présents dans les médias sociaux, les espaces,
les territoires et dans nos échanges avec nos voisin·e·s;
• S’assurer que la grève des loyers et que toute action collective réduisant le pouvoir
du capitalisme soient effective(s);
• Multiplier les actions solidaires avec les personnes les plus précaires (isolement,
vieillesse, pauvreté, sans-statuts, monoparentalité, personnes vivant avec un handicap,
etc) et s’autoformer, s’autoéduquer à la pluralité des vécus et des situations.
1 Les communs impliquent que la propriété n’est pas conçue comme une appropriation ou une privatisation mais comme un usage. Hors de la propriété publique et de la propriété privée, les communs forment une troisième voie.
2 Voir l’exemple du tequio zapatiste, ces sessions de travail collectives auxquelles chaque membre des communautés chiapanèques doit se soumettre. La définition du travail ici doit être élargie aux formes souvent invisibilisées ou hiérarchisées par le capitalisme (travail domestique, charge mentale, travail émotionnel, etc).