Il est délicat d’écrire un texte comme celui-ci maintenant. Dans le contexte actuel, où le coronavirus a bouleversé – ou menace de le faire bientôt – les conditions de vie de beaucoup d’entre nous, la seule chose que l’on souhaite est de sortir et de mettre le feu à toute chose, en portant un masque si nécessaire. La situation le mérite. Si l’économie est plus importante que nos vies, il est donc logique de retarder le confinement pour ralentir la propagation du virus jusqu’à la dernière minute, jusqu’à ce que la pandémie soit déjà inévitable. Il est également logique qu’au moment où la contagion ne peut plus être arrêtée et que la production ainsi que la distribution de biens doivent être perturbées – le moins possible – nous soyons ceux que les patrons virent, ceux qui sont contraints de travailler, ceux qui continuent d’être confinés dans les prisons et les Centres de Rétentions de Migrants. Nous sommes ceux qui sont obligés de choisir entre être malades, contaminer nos proches ou mourir de faim en quarantaine. Sans oublier l’exaltation nationale, l’appel à l’unité nationale, la discipline sociale proférée mil fois par nos bourreaux, et les éloges célébrant le bon citoyen qui courbe l’échine et reste silencieux. La seule chose que l’on a envie en ce moment est de tout faire éclater.
Et cette colère est essentielle. Mais il est également essentiel d’avoir une bonne compréhension de la raison pour laquelle tout cela se produit pour mieux lutter, pour combattre la racine même du problème. Comprendre ce qui se passe pour savoir utiliser cette colère lorsque tout explosera, lorsque que la colère individuelle deviendra un pouvoir collectif pour vraiment finir, sans détours, avec cette société de misère.
Le virus n’est pas seulement un virus
Depuis sa création, la relation entre le capitalisme et la nature (humaine et non humaine) a été l’histoire d’une catastrophe sans fin. Cette relation est étroitement liée à la logique d’une société organisée par l’échange marchand et c’est également la raison d’être de la marchandise, peu importe son aspect matériel et naturel mais la possibilité d’en obtenir de l’argent. Dans une société marchande, toutes les espèces de la planète sont subordonnées au fonctionnement de cette machine aveugle et automatique qui est le capital : la nature non humaine n’est rien d’autre qu’un flux de matières premières, un moyen de production de biens, et la nature humaine est la source de travail à exploiter pour en tirer plus d’argent. Tout ce qui est matériel, tout ce qui est naturel, tout ce qui vit est au service de la production d’une relation sociale – valeur, argent, capital – devenue autonome et qui doit transgresser les limites de la vie en permanence.
Mais le capitalisme est un système plein de contradictions. Chaque fois qu’il essaye de les surmonter, il ne fait que reporter et intensifier la prochaine crise. La crise sociale et sanitaire créée par l’expansion du coronavirus concentre toutes ces contradictions et exprime la putréfaction des relations sociales fondées sur la valeur, la propriété privée et l’État ainsi que leur épuisement historique.
Au fur et à mesure que ce système progresse, la concurrence entre capitalistes entraîne le développement technologique et scientifique et, avec lui, une production de plus en plus sociale. De plus en plus ce que nous produisons dépend moins d’une seule personne mais de la société, moins d’une production locale mais de plus en plus d’une production globale. Cela dépend aussi de moins en moins de l’effort individuel et immédiat et davantage des connaissances accumulées tout au long de l’histoire et appliquées efficacement à la production. Le capital fait tout cela tout en conservant, cependant, ses propres catégories : bien que la production soit de plus en plus sociale, le produit du travail continue à être propriété privée. Et ce n’est pas tout : le produit du travail est une marchandise, c’est-à-dire une propriété privée destinée à être échangée avec d’autres marchandises. Cet échange est possible parce que les deux produits contiennent la même quantité de travail abstrait, de valeur. Cette logique, qui constitue les catégories de base du capital, est remise en cause par le développement du capitalisme lui-même, qui réduit la quantité de travail vivant requise pour chaque marchandise. Automatisation de la production, expulsion du travail, perte de profits que les capitalistes peuvent tirer de l’exploitation de ce travail : crise de la valeur.
Cette profonde contradiction entre production sociale et appropriation privée se concrétise dans toute une série d’antagonismes qui s’en dérivent. L’une d’elles, que l’on a développée plus en profondeur à d’autres occasions, explique le rôle de la terre dans l’épuisement de la valeur en tant que relation sociale. Le développement du capital tend à créer une demande toujours plus forte en ce qui concerne l’utilisation des terres, ce qui fait que son prix – la rente foncière – tend à augmenter historiquement. C’est logique : plus la productivité augmente, plus la quantité de valeur par unité de produit diminue et, par conséquent, plus de marchandises doivent être produites pour obtenir les mêmes bénéfices qu’auparavant. Puisqu’il y a de moins en moins de travailleurs dans l’usine et de plus en plus de robots, la production a besoin d’un plus grand volume de matières premières et de ressources énergétiques. La demande foncière s’intensifie donc : méga exploitation minière, déforestation, extraction intensive de combustibles fossiles sont les conséquences logiques de cette dynamique. D’un autre côté, la concentration du capital entraîne à son tour la concentration de grandes masses de main-d’œuvre dans les villes, ce qui pousse les logements urbains à augmenter leur prix de façon permanente. D’où aussi les pires conditions de vie dans les métropoles, le surpeuplement, la pollution, le loyer qui enlève une part de plus en plus importante du salaire, la journée de travail qui se prolonge indéfiniment à cause des trajets en transports.
L’agriculture et l’élevage sont confrontés à deux grands concurrents fonciers : le secteur lié à la rente urbaine et celui lié à l’extraction des matières premières et de l’énergie. Si les exploitations agricoles ou d’élevage sont situées à la périphérie de la ville, peut-être que leur parcelle de terrain sera plus rentable pour la construction d’un immeuble résidentiel ou d’une zone industrielle qui est pratique pour la logistique en raison de sa proximité avec la métropole. S’ils sont plus éloignés, mais que leur lopin de terre contient des minéraux utiles et demandés pour la production de marchandises ou, pire encore, une réserve d’hydrocarbures, ils ne pourront pas être exploités sur ce terrain que le capital utilise à des fins plus prolifiques[1]. S’ils veulent rester en place et continuer à payer le loyer, ils devront augmenter la productivité comme le font les capitalistes industriels. Et en plus ils se trouvent subordonnés à l’augmentation incessante des bouches urbaines à nourrir. L’agro-industrie est la conséquence logique de cette dynamique : seulement en augmentant la productivité, en utilisant des machines automatisées, en produisant en monoculture, en utilisant de plus en plus de produits chimiques (engrais et pesticides dans l’agriculture, produits pharmaceutiques dans l’élevage) et des plantes génétiquement modifiées et des animaux, les bénéfices suffisants pourront être réalisés dans un contexte où la rente foncière augmente sans cesse.
Tout cela est nécessaire pour encadrer l’urgence pandémique. Comme l’expliquent très bien les camarades de Chuang, le coronavirus n’est pas un fait naturel étranger aux relations capitalistes. Parce qu’il ne s’agit pas seulement de mondialisation, c’est-à-dire des possibilités exponentielles de propagation d’un virus. C’est la manière même de produire du capital qui favorise l’apparition de pandémies.
Premièrement, afin de rendre l’agriculture et l’élevage plus rentables, il est nécessaire de mettre en œuvre des formes de production beaucoup plus intensives et beaucoup plus agressives pour le métabolisme naturel. Lorsque de nombreux membres de la même espèce – les porcs, par exemple, l’une des sources possibles du COVID-19 et la source sûre de la grippe A (H1N1) apparue en 2009 aux États-Unis – sont entassés dans des fermes industrielles, leur mode de vie, leur alimentation et l’application permanente de médicaments sur leur corps affaiblissent leur système immunitaire. Il n’y a pas de résilience dans le petit écosystème que constitue une très grande population de la même espèce, immunologiquement compromise et surpeuplée dans de petits espaces. De plus, cet écosystème est un terrain d’entraînement, un lieu privilégié pour la sélection naturelle des virus les plus contagieux et virulents. D’autant plus si cette population a un taux de mortalité élevé, comme cela se produit dans les abattoirs, car la vitesse à laquelle le virus est capable de transmettre détermine sa possibilité de survie. Ce n’est qu’une question de temps avant qu’un de ces virus puisse se transmettre et persister dans un hôte d’une autre espèce : un être humain, par exemple.
Maintenant, disons que cet être humain est un prolétaire et vit, comme les porcs dans notre exemple, entassés dans une maison malsaine avec le reste de sa famille, il va travailler entassé de nouveau dans un train ou un bus où il est difficile de respirer à l’heure de pointe et il a un système immunitaire affaibli par la fatigue, la mauvaise qualité des aliments, la pollution de l’air et de l’eau. La hausse permanente du prix du logement et des transports, les emplois de plus en plus précaires, la mauvaise alimentation, bref la loi de la misère croissante du capital rendent également notre espèce très peu résistante.
La recherche d’une plus grande rentabilité et compétitivité de l’agriculture sur le marché mondial a également ses effets sur la prolifération des épidémies. Nous avons un bon exemple à travers l’épidémie d’Ebola qui s’est propagée dans toute l’Afrique de l’Ouest en 2014-2016, qui a été précédée par l’introduction de monocultures dédiés à l’huile de palme : un type de plantation vers lequel les chauves-souris – la potentielle source de la souche qui a provoqué l’épidémie – sont très attirées. La déforestation de la jungle, en raison non seulement de l’exploitation agro-industrielle mais aussi de l’exploitation forestière et des méga-mines, oblige de nombreuses espèces animales – et certaines populations humaines – à aller plus profondément dans la jungle ou à rester à proximité, en s’exposant aux porteurs du virus tels que les chauves-souris (Ebola), les moustiques (Zika) et d’autres hôtes réservoirs – c’est-à-dire porteurs d’agents pathogènes – qui s’adaptent aux nouvelles conditions établies par l’agro-industrie.
Bien que la source la plus probable du coronavirus soit la chasse et la vente d’animaux sauvages vendus sur le marché du Hunan à Wuhan, cela n’est pas déconnecté du processus décrit ci-dessus. À mesure que le bétail et l’agriculture industrielle se répandent, ils poussent les chasseurs d’animaux sauvages à pénétrer plus profondément dans la jungle à la recherche de leur subsistance, augmentant ainsi les risques de contagion auprès de nouveaux agents pathogènes et donc de leur propagation dans les grandes villes.
Le roi nu
Le coronavirus a démasqué le roi : les contradictions du capital se révèlent et se font sentir dans toute leur brutalité. Et le capitalisme est incapable de gérer la catastrophe qui résulte de ses contradictions, car il ne peut en échapper qu’en les repoussant momentanément pour qu’elles explosent avec plus de virulence plus tard.
Pour identifier cette dynamique, essentielle à l’histoire du capitalisme, nous pouvons l’observer à travers l’exemple de la technologie. L’application des connaissances techno-scientifiques à la production est peut-être l’une des particularités qui a le plus caractérisé ce système. La technologie est utilisée pour augmenter la productivité afin d’extraire un profit supérieur à la moyenne, de telle sorte que l’entreprise qui produit plus de biens que ses concurrents avec le même temps de travail peut choisir entre réduire quelque peu le prix des biens, même pour gagner de l’espace sur le marché, ou le maintenir et gagner un peu plus d’argent. Cependant, dès que leurs concurrents appliquent des améliorations similaires et ont tous le même niveau de productivité, les capitalistes constatent qu’au lieu de faire des bénéfices, ils ont encore moins de bénéfices qu’auparavant, car ils ont plus de biens à mettre sur le marché – ce qui engendre que dans des conditions de concurrence, ses prix baissent – et moins de travailleurs à exploiter proportionnellement. En d’autres termes, ce qui avait été initialement présenté comme une solution, l’application de la technologie pour augmenter la productivité, est rapidement devenu le problème. Ce mouvement logique est permanent et structurel dans le capitalisme.
Le développement de la médecine et de la pharmacologie suit ce même mouvement. Le capitalisme ne peut éviter, depuis ses premiers débuts, de rendre sa population malade. Il ne peut qu’essayer de développer des connaissances médicales et pharmacologiques pour comprendre et maîtriser les pathologies qu’il privilégie. Cependant, dans la mesure où les conditions qui nous rendent malades ne disparaissent pas, mais augmentent même avec la crise de plus en plus prononcée de ce système, le rôle de la médecine s’inverse et peut fonctionner comme un carburant qui alimente la maladie. L’utilisation d’antibiotiques non seulement pour l’espèce humaine, mais aussi pour l’élevage, favorise la résistance des bactéries et l’apparition de souches de plus en plus difficiles à combattre. Il se produit la même chose avec les vaccins viraux. D’une part, ils ont tendance à être inefficaces lors de l’émergence d’une épidémie, étant donné que la logique commerciale elle-même, les brevets, les secrets industriels et la négociation des sociétés pharmaceutiques avec l’État retardent leur application rapide sur la population infectée. En revanche, la sélection naturelle amènera de plus en plus les virus à surmonter ces barrières, favorisant l’apparition de nouvelles souches pour lesquelles les vaccins ne sont pas encore découverts. Le problème ne réside donc pas dans le développement des connaissances médicales et pharmacologiques, mais lorsque les relations sociales continuent d’être entretenues, car ce sont elles qui produisent durablement la maladie et facilitent son expansion rapide. Ces connaissances ne feront donc qu’encourager l’apparition de souches de plus en plus contagieuses et virulentes.
De la même manière que le développement technologique et médical cache une forte contradiction avec les relations sociales capitalistes, il en va de même en ce qui concerne la contradiction entre le niveau national et international du capital lui-même.
Le capitalisme dès sa naissance a présenté une dimension mondiale. À la fin du Moyen Âge, des réseaux de commerce à longue distance se sont développés. Ajoutés à l’impulsion nouvelle due à la conquête du continent américain, ces réseaux ont favorisé l’accumulation d’une énorme masse de capitaux marchands et d’usure. Cela aurait servi de tremplin aux nouvelles relations qui se dessinaient au moment de la prolétarisation de la paysannerie et l’imposition du travail salarié en Europe. La peste noire qui a dévasté le continent européen au XIVe siècle est précisément le résultat de cette mondialisation des échanges, survenue chez les marchands italiens alors en Chine. Logiquement, les systèmes immunitaires des différentes populations à cette époque étaient moins préparés à subir des maladies d’autres régions, et l’intensification des liens dans le monde allait faciliter une expansion des épidémies aussi importantes que les réseaux commerciaux étaient vastes. À l’image des épidémies que les colons auraient portées et qui auraient détruit la majorité de la population indigène dans de grandes régions d’Amérique.
Cependant, ces réseaux commerciaux mondiaux ont servi, paradoxalement et contradictoirement, à encourager la formation de bourgeoisies nationales, un effort de plusieurs siècles pour homogénéiser un marché national unique, une seule langue nationale et un seul État. S’y ajoutent deux siècles durant lesquels une guerre après l’autre se poursuivait sans cesse, au point qu’il n’y a eu que quelques années de paix en Europe aux XVIe et XVIIe siècles. Le caractère mondial du capital est indissociable de l’émergence historique de la nation et, avec elle, de l’impérialisme entre nations. Ce double plan en contradiction permanente, le resserrement des liens mondiaux avec les racines nationales du capitalisme, s’exprime dans toute sa force dans la situation actuelle avec le coronavirus. D’une part, la mondialisation permet aux agents pathogènes d’origines diverses de migrer des réservoirs sauvages les plus isolés vers les centres de population du monde entier. Ainsi, par exemple, le virus Zika a été détecté en 1947 dans la jungle ougandaise, d’où il tire son nom, mais ce n’est que lorsque le marché mondial de l’agriculture s’est développé et que l’Ouganda est devenu l’un de ses chaînons, que le Zika a pu atteindre le nord du Brésil en 2015, aidé sans aucun doute par la production de la monoculture de soja, coton et maïs dans la région. Un virus, soit dit en passant, que le changement climatique – une autre conséquence des relations sociales capitalistes – contribue à propager : le moustique porteur de Zika et de la dengue – le moustique tigre dans ses deux variantes, Aedes aegypti et Aedes albopictus – a déjà atteint des régions comme l’Espagne en raison du réchauffement climatique. De plus, l’internationalisation des relations capitalistes est exponentielle. Depuis l’épidémie de l’autre coronavirus, le SRAS-CoV, entre 2002 et 2003 en Chine et en Asie du Sud-Est, le nombre de vols de ces régions vers le monde entier a décuplé.
Ainsi, le capitalisme favorise l’émergence de nouveaux agents pathogènes que son caractère international propage rapidement. Et pourtant, il est incapable de les gérer. Dans la lutte impérialiste entre les principales puissances, il n’y a pas de place pour la coordination internationale que nécessitent de plus en plus les relations sociales mondiales, et encore moins la coordination que cette pandémie requiert déjà. Le caractère intrinsèquement national du capital, aussi mondialisé soit-il, implique que les intérêts nationaux dans le contexte de la lutte impérialiste l’emportent sur toutes sortes de considérations internationales favorisant la lutte contre le virus. Si la Chine, l’Italie ou l’Espagne ont retardé jusqu’au dernier moment leur prise de mesures, comme l’ont fait plus tard la France, l’Allemagne ou les États-Unis, c’est précisément parce que les mesures nécessaires pour contenir la pandémie ont consisté en la mise en quarantaine des personnes infectées et, à l’arrivée d’un certain taux de contagion, de l’arrêt partiel de la production et de la distribution des marchandises. Dans un contexte où la crise économique qui éclate actuellement, au milieu d’une guerre commerciale entre la Chine et les États-Unis et au cours d’une récession industrielle, se déroule depuis deux ans maintenant, cette rupture ne peut être permise. La décision logique des responsables du capital était alors de sacrifier la santé et quelques vies au capital variable – êtres humains, prolétaires – pour tenir un peu plus longtemps le coup et maintenir la compétitivité sur le marché mondial. Le fait qu’elle se soit révélée non seulement inefficace mais même contre-productive n’exempte pas cette décision de la logique suivante : une bourgeoisie nationale, sensible uniquement aux hauts et aux bas de son propre PIB, ne peut pas manifester une philanthropie internationale. Cela doit être laissé aux discours de l’ONU. Et c’est que la grande contradiction que le coronavirus a révélée est celle du PIB, celle de la richesse basée sur le capital fictif, celle d’une récession sans cesse repoussée sur la base d’injections de liquidité sans fondement matériel dans le présent.
Le coronavirus a démasqué le roi et a montré que nous ne sommes jamais vraiment sortis de la crise de 2008. La croissance minimale, la stagnation qui a suivi et la récession industrielle des dix dernières années n’ont été que la réponse à peine perceptible d’un corps dans le coma, un corps qui n’a survécu que grâce à l’émission permanente de capital fictif. Comme nous l’avons expliqué précédemment, le capitalisme est basé sur l’exploitation du travail abstrait, sans lequel il ne peut faire de profit, et pourtant sa propre dynamique le pousse à expulser le travail de la production de façon exponentielle. Cette contradiction très forte, cette contradiction structurelle qui atteint ses catégories les plus fondamentales, ne peut être surmontée qu’en l’aggravant plus tard par le biais du crédit, c’est-à-dire attendre des profits futurs pour continuer d’alimenter la machine dans le présent. Les entreprises de « l’économie réelle » n’ont d’autre moyen de survivre que de fuir en permanence, d’obtenir des crédits et de maintenir des stocks élevés.
Le coronavirus n’est pas la crise. C’est simplement le déclencheur d’une contradiction structurelle qui s’exprimait depuis des décennies. La solution que les banques centrales des grandes puissances ont donnée pour la crise de 2008 a été de continuer à fuir et d’utiliser les seuls instruments dont la bourgeoisie dispose actuellement pour faire face à la putréfaction de ses propres relations de production : des injections massives de liquidités, c’est-à-dire des crédits bons marchés basés sur la question du capital fictif. Bien entendu, cet instrument n’a guère servi à maintenir la bulle, car en l’absence de réelle rentabilité, les entreprises ont utilisé cette liquidité pour racheter leurs propres actions et continuer à emprunter. Ainsi, aujourd’hui, la dette par rapport au PIB mondial a augmenté de près d’un tiers depuis 2008. Le coronavirus n’a été que le coup qui a fait tomber le château de cartes.
Contrairement à ce que proclame la social-démocratie, selon laquelle on se retrouverait dans cette situation car le néolibéralisme a fait place à l’avidité des spéculateurs de Wall Street, l’émission de capital fictif – c’est-à-dire de crédits fondés sur les gains futurs qui ne se réaliseront jamais – est l’organe de respiration artificielle nécessaire de ce système basé sur le travail. Un système qui, cependant, en raison du développement d’une productivité extrêmement élevée, a de moins en moins besoin de travail pour produire de la richesse. Comme nous l’avons expliqué précédemment, le capitalisme développe une production sociale qui entre directement en collision avec la propriété privée sur laquelle repose l’échange commercial. Nous n’avons jamais été aussi espèce que maintenant. Nous n’avons jamais été aussi liés dans le monde. Jamais l’humanité ne s’est autant reconnue, a eu autant besoin d’elle-même, quelles que soient les langues, les cultures et les barrières nationales. Et pourtant le capitalisme, qui a construit le caractère mondial de nos relations humaines, ne peut y faire face qu’en affirmant la nation et les marchandises et en niant notre humanité. Il ne peut faire face à la constitution de notre communauté humaine qu’à travers sa logique de destruction : l’extinction de l’espèce.
Hobbes et nous
Une semaine avant la rédaction de ce texte, en Espagne, a été décrété l’état d’urgence, de quarantaine et de confinement, sauf lorsqu’il s’agissait de vendre notre main-d’œuvre. Des mesures similaires ont été prises en Chine et en Italie, et l’ont déjà été en France. Seuls, chez nous ou séparés d’un mètre de l’autre dans la rue, la réalité de la société capitaliste est présente : nous ne pouvons nous lier aux autres qu’en tant que marchandises, pas en tant que personnes. Les images qui l’expriment le mieux ce sont peut-être les photographies et les vidéos qui ont circulé sur les réseaux sociaux lorsque débutait les confinements : des milliers de personnes s’entassées dans les trains et les métros sur le chemin du travail, tandis que les parcs et les voies publiques étaient fermés à toute personne qui ne pouvait présenter une bonne excuse aux patrouilles de police. Nous sommes des travailleurs, pas des personnes. Pour l’État, c’est évident.
Dans ce contexte, nous avons vu apparaître une fausse dichotomie fondée sur les deux pôles de la société capitaliste : l’État et l’individu. En premier lieu, l’individu, la molécule sociale du capital : les premières voix qui se sont fait entendre lors de l’alerte de la contagion ont été celles du « sauve qui peut », celles « que crèvent les vieux !», celles qui blâmaient les uns et les autres pour avoir toussé, pour s’être enfuis, pour avoir travaillé ou pour ne pas l’avoir fait. La première réaction a pris la forme de l’idéologie qui transpire spontanément de cette société : on ne peut pas demander à une société construite sur des individus isolés de ne pas agir en tant que tels. Face à cette situation et au chaos social qui s’opérait, l’émergence de l’État a été globalement vécue comme un soulagement. Etat d’alerte, militarisation des rues, contrôle des voies de communication et des transports sauf pour l’essentiel : la circulation des marchandises, notamment la main-d’œuvre marchandise. Face à l’incapacité de s’organiser collectivement face à la catastrophe, l’État se révèle être l’outil de l’administration sociale.
Et il n’est que ça. Une société atomisée a besoin d’un État pour l’organiser. Mais il le fait en reproduisant les causes de notre propre atomisation : celles du profit contre la vie, celles du capital contre les besoins de l’espèce. Des modèles de l’Imperial College de Londres prédisent 250 000 décès au Royaume-Uni et jusqu’à 1,2 million aux États-Unis. Les prévisions mondiales, en imaginant une contagion dans les pays moins développés et avec une infrastructure médicale beaucoup plus précaire, atteindront vraisemblablement plusieurs millions de personnes. L’épidémie du coronavirus aurait cependant pu s’arrêter beaucoup plus tôt. Les États qui ont été au centre de la pandémie ont agi comme ils le devaient : privilégier les bénéfices des entreprises pendant au moins quelques semaines de plus, contre le coût de millions de vies. Dans un autre type de société, dans une société régie par les besoins de l’espèce, les mesures de quarantaine prises en temps voulu auraient pu être ponctuelles, localisées et rapidement surmontées. Mais ce n’est pas le cas dans une société comme la nôtre.
Le coronavirus exprime dans toute sa brutalité les contradictions d’un système mourant. De tout ce que nous avons essayé d’analyser ici, le plus essentiel est : le capital contre la vie. Si le capitalisme pourrit en raison de son incapacité à faire face à ses propres contradictions, nous seuls, en tant que classe, en tant que communauté internationale, en tant qu’espèce, pouvons y mettre fin. Ce n’est pas une question de culture, de conscience, mais un pur besoin matériel qui nous pousse collectivement à lutter pour la vie, pour notre vie ensemble, contre le capital. Et le temps de le faire, bien que ce ne soit qu’un début, a déjà commencé. Beaucoup d’entre nous sont déjà en quarantaine, mais nous ne sommes ni isolés ni seuls. Nous nous préparons. Comme les camarades qui se sont levés en Italie et en Chine, comme ceux qui se tiennent en Iran, au Chili ou à Hong Kong depuis un certain temps, nous nous dirigeons vers la vie. Le capitalisme est en train de mourir, mais c’est seulement en tant que classe internationale, en tant qu’espèce, en tant que communauté humaine, que nous pouvons l’enterrer. L’épidémie du coronavirus a fait tomber le château de cartes, a dépouillé le roi, mais nous seuls pouvons le réduire en cendres.
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[1] Le remplacement des combustibles fossiles par des énergies renouvelables ne résout pas le problème, bien au contraire : les énergies renouvelables nécessitent des surfaces beaucoup plus grandes pour produire des niveaux d’énergie inférieurs
Les pandémies du capital