Le futur n’est pas écrit – Une contribution sur les possibles développements de la situation actuelle

J’ai décidé d’écrire ces quelques lignes pour tenter d’imaginer certains des scénarios futurs de la crise actuelle, car je pense que celle-ci, si ce ne sera pas la plus grande crise du système de domination actuelle, ce sera certainement un événement qui changera le monde tel que nous l’avons connu jusqu’ici, en ouvrant la voie à des restructurations et à des événements jusqu’ici jugés impossibles, dans les interstices desquels l’action anarchiste qui vise à la destruction de toute forme d’oppression pourra trouver l’occasion de s’exprimer, et peut-être de se révéler appropriée à la réalisation de nos rêves les plus profonds et inavoués.

Commençons par admettre que cette crise nous a tous et toutes pris par surprise, bien que de nombreuses prévisions avaient déjà annoncé une possibilité de ce genre quant au futur proche de l’humanité (NATO URBAN OPERATION, ça vous dit quelque chose ?). Une possibilité à laquelle les États et leurs institutions se préparent depuis quelque temps, mais à laquelle ils semblent encore heureusement incapables de répondre de manière adéquate. Cela devrait déjà nous suggérer une première réflexion : à défaut des analyses qui voient le pouvoir comme un système d’administration organique et parfaitement huilé, dans lequel toutes les parties participent de manière adaptée, avec leurs contributions parfaitement synchronisées, nous devons reconnaître que les gouvernements n’étaient pas préparés à cette pandémie, sur presque tous les niveaux. Cela devrait nous suggérer que malgré les efforts de nos ennemis, des forces différentes et même opposées se pressent sur les trônes du pouvoir, à défaut d’une gestion des choses homogène et ponctuelle.
Imaginer des scénarios futurs n’est pas un simple exercice de la fantaisie sans but, ni une activité visant à titiller agréablement nos propositions destructives. Cela ne devrait pas non plus être un prétexte pour continuer à nous répéter plein de joie la litanie exténuante du « nous l’avions prévu ». Cela devrait plutôt servir à aider à développer sérieusement des projectualités d’intervention dans le futur immédiat. Au cours des derniers jours, sur les sites du mouvement, des contributions continuent à sortir sans cesse, n’ajoutant rien à ce que nous savions déjà, une quantité de textes qui semblent plus chercher à donner raison aux analyses produites au cours des dernières années, qu’à construire des moyens utiles pour nous orienter dans la situation actuelle. Des contributions imprégnées par cette idéologie de l’insurrection, qui cherchent partout les possibilités d’une révolte, sans jamais oser imaginer de la provoquer, ou à la recherche des conditions objectives d’une crise du capitalisme, manquant de l’imagination nécessaire pour envisager une intervention autonome qui mette finalement et véritablement en crise l’existant, et en révélant une nouvelle fois jusqu’à quel point les toiles d’araignées théoriques du passé recouvrent encore les analyses qui proviennent de ce qu’on appelle le milieu anarchiste.
La grande quantité d’écrits qui circulent dernièrement se limite en effet en grande partie à décrire, avec des tons alarmistes, les dérives sécuritaires et paranoïaques des derniers temps, chose qui n’aide pas beaucoup à imaginer une issue de cette situation qui pue le totalitarisme. Au contraire ! Ça plombe le moral, en augmentant la quantité de données négatives avec lesquelles il faut faire les comptes, et en reproduisant en substance l’atmosphère de peur que l’on respire partout, et donnant de l’écho aux pires nouvelles en circulation. Allez ! Croyez-vous vraiment qu’il y a encore besoin de décrire l’évolution autoritaire de l’actuel système de domination ? Cela fait des années qu’on le fait, et cela n’a que contribué à développer des attitudes pessimistes concernant les possibilités de bouleversement du système, en obscurcissant notre imaginaire avec des nuages noirs de négativité, de frustration et de découragement. À mon humble avis, je crois au contraire qu’il nous faut un rayon de lumière à la fin du tunnel, il nous faut entrevoir des possibilités réelles d’interventions dans le présent, pour pouvoir saisir et ainsi trouver de nouveau un élan pour l’agir. Autrement mieux vaut renoncer maintenant, se livrer aux drogues (qu’elles soient technologiques ou chimiques) ou à d’autres genres de distractions, pour profiter agréablement de ce lent anéantissement de nous-mêmes et de la planète, sans continuer à s’autoflageller.
Cette considération m’amène à suggérer qu’il y a besoin en urgence d’un récit des
événements qui échappe à celui imposé par la domination. Depuis quelque temps,
on répète comme un mantra que l’on n’a pas le pou de la situation (surtout sociale),
car nous vivons dans des ghettos antagonistes autoconstruits, et aujourd’hui plus que
jamais, vu que nous ne sommes pas dans les rues et que nous ne prenons pas le bus,
en somme aujourd’hui où nous sommes coupés du monde, il est difficile de se faire
une idée du vent qui souffle, et il faudrait prendre avec des pincettes ce qui passe sur
différents types d’écrans peuplant notre espace domestique. En ce moment, la ma-
jeure partie des informations que nous avons à disposition sont celles fournies par des
organes mass médiatiques et celles qui rebondissent sans contrôle sur les réseaux so-
ciaux, chose qui augmente la dépendance intellectuelle de ce système, et restreint nos
capacités à produire une pensée autonome, contaminée comme elle est par l’hystérie
et la peur qui circulent. L’imaginaire, même dans le soi-disant réseau subversif, est
de fait colonisé par des données insignifiantes et des informations poubelles, défor-
mant la perception de la réalité, et empêchant le développement de projectualités qui
dépassent les rives de la pensée commune. On est en train de payer l’absence ces der-
nières années de critique des médias et des moyens d’informations, comme les réseaux
sociaux. Ou, pour mieux le dire, on l’a considéré comme évidente, alors que toujours
plus de compagnonnes et de compagnons s’alignent sur les tendances communica-
tives de la masse, en se mettant un smartphone dans la poche, en se racontant (et en
racontant autour d’eux) qu’ils l’utiliseraient « consciemment ». Un fait déconcertant,
et c’est peu dire. Bien que tous connaissaient les conséquences que l’utilisation de
certains appareils a sur la sociabilité, ainsi que les rechutes indiscutables en matière
de contrôle, nous nous sommes simplement conformés, peut-être par peur de rester
isolés, peut-être avec la sincère intention de les utiliser au mieux. Le fait est que nos
milieux et que nos espaces vitaux, avec une superficialité dangereuse, ont été remplis
d’encore plus d’oreilles et d’yeux fonctionnels au pouvoir, en offrant des milliers d’in-
formations à ceux qui s’occupent de les surveiller, par exemple à propos des profils et
des pages web que l’on visite, des personnes avec qui l’on communique, les réseaux
de contacts etc. Et le gouvernement se demande maintenant si oui ou non suspendre
les droits de privacy en utilisant des applications, afin de contrôler nos déplacements.
Il est triste de reconnaître une nouvelle fois cette tendance contemporaine qui prévoit
une participation de ceux d’en bas dans la construction de leurs propres cages.
Sans parler des conséquences que l’usage des réseaux sociaux a sur la capacité des
personnes à supporter cette condition d’isolement imposée. Qui sait, ces jours-ci,
combien de personnes remercient les monstres sacrés de la domination technolo-
gique, pour leur avoir donné la possibilité de communiquer avec leurs proches. Sans
eux, ils seraient peut-être déjà descendus dans la rue, ils auraient inventé mille et un
plans pour s’évader des interdictions, en se rencontrant de visu, ne pouvant pas re-
noncer plus encore à ce contact humain si important pour le bien-être psychophy-
sique. Et cela vaut aussi pour les révolutionnaires, ou pour les militants de toute sorte.

Possibles scénarios dans un futur proche

Des protestations et des révoltes pourraient aussi advenir dans les temps à venir. En
effet, de nombreuses personnes auront bientôt des difficultés pour subvenir à leurs
besoins. Au cours des derniers jours, le Ministre pour le Sud et la Cohésion Territo-
riale est intervenu pour mettre le gouvernement en garde face à la possibilité d’une
explosion sociale. Même les services de renseignements se dont dits préoccupés.
On commence à prendre connaissance de tensions liées à la satisfaction des besoins
alimentaires vitaux, ceux qui s’occupent normalement de l’assistance sociale ne sont
pas en mesure d’affronter la grande quantité de demandes d’aide qui les submergent,
et le gouvernement se précipite pour distribuer à la hâte certaines miettes, en cher-
chant maladroitement à jeter de l’eau sur le feu. Entre-temps, il prie littéralement
l’U. E. de l’aider à soutenir l’économie et les besoins de la population face à cette
crise. Aujourd’hui est arrivée la nouvelle de la création d’un fonds de 100 milliards
d’euros dans ce but. Il est certains que ceux qui siègent dans les étages supérieurs
commencent à être préoccupés par les possibilités que provoqueront le prolongement
des mesures de limitations de la contagion, et que pour les éviter ils commenceront à
puiser dans leurs réserves. Mais comme je le disais au-dessus, nous devons considérer
que le pouvoir n’est pas un organisme parfaitement synchronisé, et l’Europe en est un
parfait exemple. Les puissants aussi peuvent commettre des erreurs d’évaluation. Il
est alors possible que ces mesures ne soient pas suffisantes pour contrôler la situation.
Il suffit de penser au grand nombre de migrants en situations irrégulières qui n’auront
droit à rien, aux travailleurs au noir ou à ceux qui gagnent leur pain au jour le jour ;
c’est probable qu’assez vite il commencera à y avoir des conflits entre pauvres pour
accéder aux aides des associations caritatives et d’assistances. En Italie, il existe une
tranche de la population entière (surtout au Sud) qui vit grâce à une économie « pa-
rallèle », que le gouvernement, et plus généralement les différents technocrates, ne
tiennent pas en considération, tellement leurs esprits sont obscurcis par des chiffres
et des statistiques sur l’économie « officielle ».
Dans d’autres pays, des gouvernants avec un peu plus de bon sens (ou d’instinct
d’autoconservation ?) ont immédiatement bloqué le paiement des emprunts et des
factures, fixé les prix des produits alimentaires, dans certains cas ils ont taxé les plus
riches (c’est le cas du Salvador). Certes, là-bas les possibilités d’un soulèvement po-
pulaire sont sûrement plus concrètes, mais il n’empêche qu’ici aussi les conditions
d’une véritable bombe sociale se créent peu à peu.
Etant donné que la fin de la réclusion ne semble pas proche, nous verrons d’ici peu
s’ils sont en mesure d’apaiser les consciences en remplissant les panses et les bouches
de carottes, ou s’ils doivent bientôt recourir au bâton pour maintenir la situation sous
contrôle.
À courts termes, il est aussi possible que les prisons explosent de nouveau, car je
doute que les réponses mises en place par l’administration pénitentiaire et par le gou-
vernement face aux revendications et aux exigences des détenus soient capables de
contrôler encore longtemps la situation. Il y a des nouvelles concernant une augmen-
tation des contagions à l’intérieur des prisons, aussi bien parmi les détenus que parmi
le personnel médical, et même des morts. Ne pas se retrouver impréparés face au sur-
gissement de cette probabilité, mais commencer dès à présent à réfléchir sur comment
intervenir (être présents dans des endroits pour aider en cas d’évasion à faire perdre
les traces des évadé-e-s ? Bloquer les rues par où arriveront les renforts des flics ?
Frapper ailleurs ?) me semble plus que jamais souhaitable.
Une fois sortis de la crise actuelle, nous sommes quasiment certains que s’ouvrira
une période de réajustement, que ce soit du point de vue économico-politique ou du
point de vue sociale.
L’économie commence déjà à connaître des problèmes, et les différents gouverne-
ments mettent en circulation d’importantes quantités de capitaux pour prendre des
mesures d’urgence. Une fois sortis de la crise, ils tenteront de toutes les manières de
faire remonter la consommation et les économies nationales pour favoriser une nou-
velle croissance. Aux quatre coins de la planète, de nouveaux projets de dévastations
seront mis en œuvre dans ce but, empirant alors la situation environnementale. Re-
lancer la croissance, coûte que coûte, sera le diktat mis en œuvre un peu partout et
soutenu par toutes les forces politiques.

Face à cette problématique et aux autres, l’U. E. pourrait réellement et finalement
entrer en cris.

L’incapacité de cet organisme supranational à adopter des mesures nécessaires pour
surmonter la crise est en train d’être démontrée ces derniers jours également, dans
les discussions entre le gouvernement et les pouvoirs forts de l’Union. Le fossé entre
l’Europe du nord et les pays du sud s’accentuera, augmentant les contrastes et la dis-
tance entre les États. Pensons par exemple au fait que pour aider les pays en difficulté
comme l’Italie (un pays avec une des dettes publiques la plus importante du monde
et gardé à flots grâce à l’entrée permanente de capitaux de la part des autres États de
l’Union) les technocrates européens ont eu le courage de proposer comme solution
l’utilisation du MES, c’est-à-dire ce fond « sauve-Etat » que nous pourrions définir
sans hésitation comme un système de prêt à usure institutionnalisé. Il suffit de voir
dans quelles conditions il a réduit la Grèce avec son intervention.
Ce scénario pourrait certainement se révéler intéressant, car il ouvrirait les portes à
une période de grande instabilité économique pour les pays périphériques de la zone
euro, tout comme l’Italie, qui risquerait sûrement le « défaut de paiement » si elle ne
trouvait pas rapidement un nouvel allié capable d’en soutenir la dette. Et ici la Russie
pourrait entrer en jeu, ou plus probablement la Chine, les seuls pays en mesure d’en
acheter la dette. Je ne vais pas plus loin sur les prévisions, car je ne suis pas un éco-
nomiste, mais je pense que nous pouvons facilement imaginer ce qui pourrait arriver
si nous devenions des vassaux de puissances économiques qui ont tout intérêt à créer
une tête de pont en Europe et à y conquérir toujours plus de marchés, des puissances
qui ne sont assurément pas en première position dans la défense des « libertés démo-
cratiques » ou des prétendus « droits de l’homme » (concept complètement vidé de
sens aujourd’hui, bien sûr, mais on s’est compris).
Il est probable qu’en même temps, et parallèlement à cela, il y aura des protestations
liées aux conséquences que les mesures actuelles auront entraînées ; des protestations
dans le secteur de la production, le secteur industriel et le secteur agricole en premier
lieu, mais aussi dans les petites entreprises ; des protestations des fournisseurs de ser-
vice comme le tourisme ou les transports, qui sortiront de ce moment de blocage total
en grande difficulté ; des protestations des précaires, de ceux qui ont vu ces dernières
semaines se dissiper les quelques économies mises de côté avec difficultés. Des pro-
testations dans et pour la santé, pour dénoncer des années de coupes budgétaires qui
ont inévitablement contribué à aggraver et à accélérer l’effondrement des structures
sanitaires pendant les pires phases de la pandémie. Des protestations dans le secteur
de l’éducation, en raison de l’absence de budget et de moyens avec lesquels on a dû
affronter la fermeture des écoles et des universités, et le déplacement complet de l’ap-
prentissage sur le plan télématique et multimédia.
À côté de cela il pourrait arriver que de nombreuses personnes commencent vérita-
blement à mettre ce système en discussion. Au-delà de ceux qui lutteront uniquement
pour rétablir les conditions de vie d’avant la pandémie, ou pour voir changer deux
trois visages dans les sphères du pouvoir, ou pour un welfare meilleur et de meilleurs
services pour le citoyen, il y aura peut-être aussi ceux qui commenceront à exiger des
changements structurels dans le système de production et de consommation. Les
causes de cette crise sont sous les yeux de tous et de toutes (d’autres les ont longue-
ment indiqués et décrits ces derniers temps, j’éviterais donc de les répéter), et bien
que beaucoup continueront à garder la tête sous le sable, jugeant trop compliqué et
fatiguant d’imaginer une manière différente d’habiter la planète, d’autres sont déjà
en train de commencer à se poser des questions auquel la politique, ou les différents
mouvements réformistes, ne seront pas en mesure de donner une réponse. Une partie
de ces personnes sont déjà actives dans des organisations ou des associations envi-
ronnementales, ou dans des mouvements écologistes comme Fridays for the Future,
ou Extinction Rebellion. Nombre d’entre eux pourraient rapidement se radicaliser et
être disponibles à d’autres formes de luttes plus conflictuelles.
À ce stade on pourrait créer une rupture sociale entre ceux qui demanderont à haute
voix un retour à la normalité, le sauvetage de l’économie et le maintien d’un style de
vie consumériste, et ceux qui au contraire voudrait tout remettre en question. Les dif-
férences de perspectives accentueraient les divisions sociales déjà évidentes, condui-
sant ainsi à un scénario de guerre civile. Je voudrais que l’on garde à l’esprit les pos-
sibilités réelles que se manifeste cette éventualité, afin que l’on commence à réfléchir
sérieusement. Imaginer de lutter, même jusqu’au dernier souffle, que ce soient contre
les forces de la répression, la police, l’armée, ou les militants d’extrême droite, contre
lesquels se sont formés notre haine et notre mépris, est certainement plus facile que
de penser à des combats fratricides, dans lesquels l’ennemi pourrait être x voisin de
maison, x proches ou x ancien ami. Quand une situation se radicalise à l’extrême, ou
bien quand les termes de l’affrontement en acte sont inconciliables, on en arrive à
un affrontement qui ne peut se résoudre, de manière figurée, que par l’expression
simpliste mais réaliste du « ou toi ou moi ». Quand l’enjeu ce sera le futur de cette
planète et les formes de survie que l’on devra adopter pour survivre (par exemple état
totalitaire ou révolution), jusqu’à quel point sera-t-il opportun d’être prêts à affronter
ce scénario jusqu’à ses conséquences ultimes.
Néanmoins, une autre conséquence de la possible disparition de l’U. E. du pano-
rama géopolitique, et dont on parle déjà au niveau institutionnel, c’est bien sûr celui
d’un renforcement des nationalismes, et plus en général de l’extrême droite. Depuis
quelque temps, nous assistons déjà au lent et inexorable déplacement des gouverne-
ments de nombreux pays vers la droite, causé aussi bien par l’incapacité de l’U. E.
d’être autre chose qu’un organisme pour protéger les intérêts des pays économique-
ment plus forts à travers ce qui a été défini comme un « nouveau colonialisme éco-
nomique » réalisé aux détriments des pays « faibles » de l’Union, que par les consé-
quences de la « crise des migrants ». Les concepts du 19e siècle comme la « solidarité », l’ « égalité », la « fraternité humaine », ou d’autres plus religieux comme la « pitié ou
la charité chrétienne », ayant désormais disparus de la conscience du citoyen moyen,
les populations européennes s’abandonnent à leurs peurs les plus mesquines, entre-
tenues par divers leaders et droitiers, avec l’aide terroriste des médias et des réseaux
sociaux. De groupes d’extrême droite patrouillent déjà aux frontières balkaniques de
l’Europe, s’exerçant aux techniques de survie et de guérilla. Dans ces moments de
paranoïa pandémique, ils jubilent déjà à l’idée des possibles conséquences sociopoli-
tiques, signalant à leurs membres de se tenir prêts. Il est en effet assez sûr que la faute
de cette crise sera refilée par beaucoup aux déplacements incontrôlés de personnes et
de populations, avec comme conséquence une augmentation de la xénophobie. Les
frontières de celle que l’on surnomme déjà l’Europe Forteresse deviendront, selon
toutes probabilités, encore plus surveillées et impénétrables pour les masses de dé-
sespérés qui depuis des années font pression à l’extérieur pour accéder à des espoirs
de vies meilleurs (et peut-être aussi que celles à l’intérieur de l’Europe ne seront plus
traversables comme nous y étions habitués avec Schengen).
Nous savons que ces groupes de droite sont plus préparés et équipés que nous pour
affronter un scénario dans lequel l’État ne serait plus en mesure de tenir les rênes de
la situation. Mais cela n’est pas une surprise, n’est-ce pas ? Cela fait des années que de
différents endroits parviennent des alarmes concernant la mobilisation de l’extrême
droite sur tout le continent. À ce sujet, il serait important de commencer un sérieux
travail de recherche et de cartographie permettant d’intervenir à temps pour désa-
morcer ce danger, quand celui-ci cherchera à sortir sa tête du trou. En Allemagne cela
fait des années que l’on travaille dans ce sens, avec l’aide fondamentale des geeks qui
publient en permanence des adresses, des plaques d’immatriculations, des propriétés
des membres des mouvements de droite. Un sérieux travail dans ce sens serait bien
sûr aussi utile ici. Cependant, même dans ce cas-là, l’affrontement pourrait rapide-
ment évoluer vers des niveaux de violence auxquels nous ne sommes généralement
pas habitués.
Enfin (du moins en ce qui concerne mes capacités imaginatives), la normalisation
de l’état d’urgence, le renforcement et la consolidation des instruments de contrôle
et la fin des pseudo-libertés démocratiques sont une autre possibilité sur laquelle pa-
rier sans risque d’être traités de pessimistes. Dans ce cas, les processus en cours de
digitalisation et d’hyper-technologisation de la production et de la vie connaîtraient
sûrement une gigantesque accélération. Le renforcement de la connectivité passerait
immédiatement à la première place de l’agenda des puissants, et le réseau 5G serait
déployé en toute hâte pour permettre les modernisations logistiques et productives
nécessaires. La quatrième révolution industrielle nous tomberait dessus sans même
que l’on ait le temps de s’en rendre compte, et l’agriculture de précision avec ses
drones, ses capteurs et ses plantes modifiées serait l’unique possibilité pour subvenir
aux besoins alimentaires dans un monde vidé d’humains.
Vivre à la maison deviendrait la normalité, on travaillera et on socialisera à travers l’or-
dinateur, on fera des achats en ligne, des robots de divers types circuleront à notre place
dans les rues et dans les habitations pour accomplir tout type de tâche fondamentale, des
réparations à la livraison de nourriture.
Pour ceux qui ont grandi avec les dystopies, il n’est pas difficile d’imaginer un futur
comme cela. En réalité, c’est la direction vers laquelle les choses étaient en train d’aller,
même avant l’état d’urgence, la seule différence c’est qu’elles se réaliseront plus vite et
avec moins d’obstacles du point de vue de l’opposition humaine. Si elle était présen-
tée comme l’unique possibilité de salut pour le genre humain et pour son style de vie
moderne, à qui viendrait-il à l’esprit de protester ? Cela fait des décennies que notre
imaginaire est bombardé par des centaines de films, de livres, de bandes dessinées et de
séries télévisées qui décrivent des futurs catastrophiques, des crises environnementales
et des sociétés futuristes technocratiques et autoritaires, leur accomplissement pourrait
donc ne générer aucun choc, et donc aucune réaction suffisamment désespérée pour
l’empêcher.
Dans tous ces scénarios, les possibilités d’interventions dont multiples, selon la fan-
taisie et les modalités d’action choisies sur la base de l’approche de chacun ) la lutte et
à l’existence. Comme on dit, à chacun le sien. Il faudrait toutefois qu’une chose soit
claire : je n’ai pas décrit ces scénarios possibles pour suggérer d’attendre leur appa-
rition pour passer à l’action. Les prétextes et les raisons pour agir sont nombreux,
même dans ce moment d’enfermement forcé, tout comme ils étaient auparavant. Au
contraire, les conditions pourraient même être plus favorables aujourd’hui plutôt que
dans le futur, étant donné que les rues sont vides et que les forces de l’ordre sont
fatiguées et engagées sur de nombreux fronts. Chaque jour qui passe de nouvelles me-
sures restrictives et de nouveaux moyens de contrôles s’ajoutent à la liste des obstacles
à surmonter. Aujourd’hui, les drones contrôlés par la police municipale patrouillent
dans les parcs publics, demain qui sait…

Un retour à la normalité ?

La question qui émerge spontanément, c’est de savoir si les prétendus révolution-
naires ou subversives attendent un retour à la « normalité » de la domination, celle
dont on avait l’expérience avant la crise pandémique que nous vivons actuellement,
pour reprendre la conflictualité avec l’existant. Car comme quelqu’un l’a déjà exposé
clairement, il n’y aura pas de cette normalité, ou du moins, ce ne sera plus la normalité
à laquelle nous étions habitués (et que l’on déclarait vouloir saboter). Et il vaut mieux
commencer à se préparer à cela. Les conditions et les paramètres avec lesquels nous
étions habitués à analyser la réalité pour planifier l’intervention la plus simple pour-
raient tout simplement ne plus exister. Pour donner une poignée d’exemples aussi ba-
nals qu’emblématiques, à qui donner un tract quand les rues sont vides et que l’on doit
garder un mètre de distance entre chaque personne, en considérant que ce supermar-
ché sera en outre contrôlé par des CRS (comme cela est arrivé dans certaines villes du
sud de l’Italie) ? Qui lira un écrit sur un mur ou une banderole attachée à un pont ? Et
les drones qui patrouillent le ciel disparaitront-ils à la fin de la crise ? Les mouvements
continueront-ils à être tracés avec les app du contrôle ? Et quels objectifs viser, quand
un sabotage ferroviaire ou l’incendie d’un pylône seront pointés du doigt par la ma-
jorité comme l’œuvre de chacals qui veulent entraîner le monde vers le chaos ? Aura-
t-on le courage de poursuivre nos rêves de destruction en nous foutant du consensus
et de la compréhension, quand il suffira peut-être d’un petit coup de pouce pour jeter
dans le gouffre ce qu’il reste de ce système ? Il est plus que jamais urgent que chacun
cherche au plus vite à apporter des réponses, à partir également des hypothèses et
des scénarios envisagés au-dessus (ainsi que d’autres scénarios imaginables). Que ce
monde soit destiné à s’effondrer, voilà l’espoir de notre génération, dans ce nouveau
millénaire de déséquilibres climatiques et de restructurations de la domination. Si cela
advient à cause des conséquences de cette pandémie, ou plutôt à cause d’une autre
catastrophe encore plus terrible et plus épouvantable, ce sera aussi grâce à des indivi-
dus conscients qui, armés de leur volonté, feront en sorte de cet écroulement fleurisse
la possibilité d’une autre manière de vivre en société et d’habiter cette planète. Car
si nous admettons qu’aujourd’hui plus que jamais, le futur n’est pas écrit, alors c’est
aujourd’hui plus que jamais le moment d’agir, en laissant derrière soi les hésitations
et les doutes, pour donner forme à une substance à des décennies des spéculations
théoriques, et se lancer enfin vers l’inconnu d’un monde miraculeusement inconnu.

en otage

La réalité n’a jamais autant pris en otage l’imagination qu’au cours de ces derniers jours. Nos désirs et nos rêves les plus fous sont dominés par une catastrophe invisible qui nous menace et nous confine, en nous liant les pieds et les mains au licol de la peur. Quelque chose d’essentiel se joue en ce moment autour de la catastrophe en cours. Ignorez les quelques Cassandre qui lancent des avertissements depuis des décennies, nous sommes désormais passés de l’idée abstraite au fait concret. Comme le démontre l’urgence actuelle avec toutes ses interdictions, ce qui est en jeu ce n’est pas seulement la possibilité de survivre, mais quelque chose de bien plus important : la possibilité de vivre. Cela signifie que la catastrophe qui nous poursuit aujourd’hui n’est pas tant l’extinction humaine imminente – à éviter, nous rassure-t-on en haut comme en bas, avec l’obéissance absolue aux experts de la reproduction – mais plutôt l’artificialité omniprésente d’une existence dont l’omniprésence nous empêche d’imaginer la fin du présent.
« Catastrophe » : du grec katastrophé, « bouleversement », « renversement », substantif du verbe katastrépho, de kata « sous, en bas » et stréphein « renverser, tourner ».

Depuis l’antiquité ce terme a conservé parmi ses significations celle d’un événement violent qui porte avec lui la force de changer le cours des choses, un événement qui produit en même temps une rupture et un changement de direction, et qui par conséquent peut être un début comme une fin. Un événement décisif, en somme, qui en brisant la continuité de l’ordre du monde, permet la naissance de tout autre chose. L’image facile et immédiate de la charrue qui brise et retourne une motte de terre sèche et épuisée, revivifiant et préparant le terrain pour un nouveau semis et une nouvelle récolte, rend bien l’aspect fécond présent dans un terme habituellement associé au seul épilogue dramatique.

D’où l’ambivalence, dans un passé lointain, des sentiments humains suscités par la catastrophe, allant de la peur panique à la fascination extrême. Au-delà et contre toute peur de la mort, pendant de longs siècles, les êtres humains ont participé à l’infini à travers la destruction catastrophique, en cherchant en lui la fulgurante révélation physique de ce qui n’était pas. Du Chaos primordial à l’Apocalypse, du Déluge universel à la Fin des temps, de la tour de Babel à l’an Mille, nombreux sont les imaginaires catastrophiques autour desquels l’humanité a cherché à se définir dans sa relation avec la vie et le monde sensible, sous le signe de l’accident. Le sentiment de catastrophe a été très probablement la première perception intime du potentiel explosif de l’imaginaire, une fissure permanente dans la (présumée) uniformité de la réalité. Se rapprocher des bords de cette fissure, en suivre la ligne, cela signifiait céder à la tentation d’interroger le destin, et non pas afficher la prétention d’y répondre. Imaginaire ou réelle, la catastrophe possédait la force prodigieuse d’émerger en tant qu’objectivation de ce qui excède la condition humaine la plus triste.

C’est seulement vers la fin du XVIIIe siècle, suite à la découverte des restes de Pompei en 1748 et le grand tremblement de terre de Lisbonne de 1755, que le mot catastrophe a commencé à être utilisé dans le langage commun pour définir un désastre inattendu aux dimensions gigantesques. Un glissement de signification facilité par le fait qu’après 1789 et la prise de la Bastille, il y aura un autre mot employé pour indiquer un renversement, une rupture irréversible de l’ordre préexistant, en mesure de préparer l’avènement d’un nouveau monde. Né au siècle des Lumières, le concept de révolution ne pouvait qu’avoir un caractère intentionnel, fortement lié à la raison, voilà pourquoi il a été lié à l’accomplissement d’un processus, à l’évolution d’une idée, au résultat d’une science. Voilà la différence profonde entre la révolution et la catastrophe qui l’a précédé et qui, d’une certaine manière, l’accompagne. Là où la révolution est l’incarnation de l’histoire, la catastrophe est son interruption. De la même manière que la première est programmée dans ses structures, projetée dans ses buts, organisée dans ses moyens, la seconde est inattendue dans ses temporalités, imprévue dans ses formes, inopportune dans ses conséquences. Elle n’élève pas les hommes et les femmes en les satisfaisant dans leurs aspirations et leurs convictions, qu’elles soient originelles ou induites, mais elle les précipite en dehors de leurs communes mesures et de leurs représentations, jusqu’à les réduire à des éléments insignifiants d’un phénomène sans aucune loi.
Plus encore que la révolution, l’explosion catastrophique du désordre balayait le vieux monde, ouvrant la voie à d’autres possibilités. Après la matérialisation de l’impensable, les êtres humains ne peuvent plus rester les mêmes, car ils n’ont pas vu s’écrouler de leurs propres yeux uniquement leurs maisons, les monuments, les églises et les parlements. Mais aussi les fois, les théories, les lois – tout a été réduit en décombres. L’ancienne fascination pour la catastrophe naît ici, de cet horizon chaotique irréductible à tout calcul, au moment où un bouleversement sans précédent brise brusquement toute référence stable, posant brutalement la question du sens de la vie dont les répercussions infinies exigent, en réponse, un excès d’imagination. La catastrophe est servie à l’individu, dans la découverte dramatique de quelque chose qui va au-delà de son identité, pour se confondre à nouveau avec la nature, le sol primordial où la source de la création.
Mais à partir de la fin de la deuxième guerre mondiale, marquée par la première explosion atomique, qu’est-il arrivé ? La perspective révolutionnaire s’est peu à peu éteinte, effacée des cœurs et des esprits. Ainsi, en leur intérieur, une seule forme possible de bouleversement matérielle est restée incontestée, qui plus est en possession des formidables moyens techniques ultérieurs pour se manifester. Mais la catastrophe actuelle n’a que très peu de choses en commun avec celle des temps jadis. Elle n’est plus cette foudre de la nature ou de l’œuvre d’un Dieu, qui met l’être humain face à lui-même – c’est un simple produit de l’arrogance scientifique, technologique, politique et économique. Si les catastrophes du passé, en mettant sens dessus dessous l’ordre établi, incitaient à regarder l’impossible en face, les catastrophes modernes se limitent à creuser ultérieurement dans le possible. Au lieu d’ouvrir l’horizon et de mener loin, elles l’enferment et elles le clouent à ce qu’il y a de plus proche. L’imagination sauvage laisse le pas au risque calculé, faisant en sorte que l’on ne désire plus vivre une autre vie, mais que l’on ambitionne de survivre en gérant les dégâts.
Les unes après les autres, les catastrophes qui ont eu lieu ces dernières décennies défilent devant nos yeux comme si elles n’étaient que des conséquences de la myopie technoscientifique et du mauvais gouvernement, à dépasser grâce à des techniciens et des politiciens plus attentifs et clairvoyants. Les catastrophes actuelles et celles du futur deviennent donc inévitables, ou pour le moins réductibles seulement à un contrôle toujours plus grand des activités humaines, placées dans des conditions d’urgence pérenne. L’effet de cette logique, c’est que les désastres « naturels » sont immédiatement oubliés et refoulés dans un contexte distant, comme si c’étaient des événements mineurs, alors que seuls les désastres « humains » occupent le centre de la scène d’un récit qui nous invite à accepter l’inacceptable. S’ils nous terrorisent, c’est exclusivement parce que notre survie physique en tant qu’espèce est menacée. Et c’est cela que l’on devrait craindre plus que toute autre chose, la catastrophe invisible de la soumission soutenable, de l’administration du désastre, celle qui enchaîne et paralyse notre envie démesurée de vivre en imposant des distances et des mesures de sécurité.

Finimondo

Prison de Santiago 1 (Chili) – Communiqué de quelques anarchistes emprisonnés dans la section 14

Ces mots naissent dans la section 14 de la prison Santiago 1.

Nous ne représentons personne et ne parlons pas pour l’ensemble de la section. Nous pensons que ces clarifications sont nécessaires à cause de la néfaste « vision romantique » que la rue et le mouvement de lutte attribuent à ce module de « manifestants ». L’esprit de lutte ne s’est pas évaporé seulement dans la rue, il y a eu un effet réel sur la capacité de coordination entre nous et l’extérieur.

Malgré cela et malgré nos propres incapacités, certains d’entre nous se sont associés selon une affinité anti-autoritaire. Dans cette optique, et malgré le fait que celle-ci est une situation embryonnaire de prison politique, nous pensons qu’il est important de faire entendre dehors certaines voix et de clarifier certaines choses.

Ceux d’entre nous qui participent à cette lettre le font avec une ténacité à lutter qui reste intacte et prête ; nous pensons que la bataille, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des prisons, est une nécessité de cette époque, malgré la situation sanitaire défavorable, utilisée par le pouvoir comme excuse pour militariser davantage nos vies, en nous soumettant avec des outils nouveaux et anciens au contrôle pervers de l’État et des multinationales, qui ne cherchent qu’à défendre le système qui leur apporte des profits.

C’est dans ce contexte qu’un groupe de prisonniers courageux a lancé un mouvement de grève pacifique à l’intérieur des prisons ; notre solidarité et notre force sont avec eux et, même si depuis notre section nous ne pouvons pas nous joindre à la mobilisation, nous utiliserons d’autres instruments pour nous solidariser avec cette grève, qui touche la dignité et le cœur de tout esprit privé de liberté. Et cela ne peut pas se passer dans l’indifférence, ni dans inaction.

La lutte est ici et partout, et malgré la contradiction de demander des solutions aux institutions mêmes qui nous gardent prisonniers, l’urgence d’améliorer les conditions de vie et la nécessité de décongestionner les prisons ne nous laissent pas indifférents ni neutres.

Tant que nous ne pouvons pas démolir à la racine la sadique institution carcérale (qu’il s’agisse de prisons publiques ou gérées par des entreprises privées, pour adultes ou pour mineurs), nous pensons que notre lutte en tant que prisonnier.e.s doit aller dans ce sens et dans le sens de la libération des personnes enfermées pour des délits contre la propriété ainsi que des prisonnier.e.s de la Révolte. Celui-ci est un appel à ce que, malgré les adversités, la lutte continue, non seulement pour notre libération, mais aussi pour la destruction complète de toutes les relations sociales et les institutions qui nous gardent en état d’esclavage et qui, pendant cette pandémie, montrent leur vrai visage fasciste. Refusons le faux accord proposé par cette gauche complice du pouvoir, qui a perfectionné ce système prédateur et répressif qui aujourd’hui sort ses griffes ; les chevaux de Troie du capital doivent eux aussi brûler sur les barricades.

Nous faisons appel à la solidarité réelle et active entre les exploité.e.s et aux diverses initiatives horizontales et anti-autoritaires, comme seul moyen de lutter contre la prison ; pendant que nous arrachons petit à petit quelques miettes des mains du pouvoir, notre but est le démantèlement total des prisons et de toute société qui en a besoin.

Ouvrons toutes les cages !
Courage aux détenu.e.s en grève et à leurs familles !
Courage aux gens dans les mains du Sename [l’institution qui s’occupe de la « réinsertion » (et de l’enfermement) des mineur.e.s « delinquent.e.s, au Chili ; NdAtt.] !
Notre organisation sera leur perte !
Jusqu’à la chute du dernier bastion de la société carcérale !
Contre le capital, ses défenseurs et ses faux critiques !
Seule la lutte nous rendra libres !
Feu aux prisons et aux villas !
Liberté !

Quelques anarchistes emprisonnés dans la section 14 de Santiasco 1
[
jeu de mots entre Santiago et « asco » : dégout ; NdAtt.].
Début de l’automne 2020.

 

Prison de Santiago 1 (Chili) : Communiqué de quelques anarchistes emprisonnés dans la section 14

Notes éparses sur la maladie qui sévit

I
La vérité n’est ni au milieu, ni sur le côté

Dans les moments de grande incertitude, on tend à rechercher plus que jamais la « vérité », dans la tentative de s’y agripper pour donner un sens à une situation que l’on n’arrive plus à comprendre ni à contrôler. Sous la loupe de cette considération banale, on peut observer une grande partie des dispositions et des attitudes mises en acte récemment, partout où le coronavirus SARS-CoV-2 semble se diffuser, pouvant développer la maladie du Covid-19.
Des médecins et des chercheurs de toute sorte tentent de reconstruire les scénarios de la première contagion, à la recherche du patient « zéro », en disant tout et son contraire ; des commentateurs à deux francs décrivent dans les détails les symptômes de la maladie (évidemment de ceux qui présentent des symptômes graves, évitant souvent de rappeler qu’il existe toute une série de personnes avec des symptômes simil-grippaux, ou des asymptomatiques qui sont les vecteurs par excellence) et ils invoquent le vaccin ou la énième thérapie comme la panacée de tous les maux.

Si, d’un côté, il est indubitable qu’il y a un grand nombre de personnes ayant besoin d’être hospitalisé – le Covid-19 aggraverait les situations cliniques déjà précaires, soit en raison de l’âge ou d’autres pathologies, même si les exceptions ne manquent pas –, de l’autre, il est aussi indubitable que l’État et en train de réagir à cette situation inédite de la seule manière qu’il connaît et qui lui plaise, avec l’autorité et la peine. En somme, face à la situation perçue comme incertaine, grâce à la fanfare médiatique martellante des spécialistes du « progrès », suit sans surprise la certitude de la répression facile : des interdictions de déplacement – sauf pour des raisons de travail, de santé ou pour des courses, rien de plus ordinaire et fonctionnel pour le capital – des patrouilles massives dans les rues, le tracement des personnes à l’aide des signaux téléphoniques ou du GPS, des drones qui surveillent les sentiers et les cimes des montagnes à la recherche des réfractaires à la maladie de l’autorité.
Si ce n’était pas au prix de son indépendance (au fond nous n’avons jamais pu savourer la « liberté » de cette manière) et de son bien-être que l’on paie ces dispositions, on rirait à en mourir face au spectacle de l’absurde à la recherche de solutions faciles qui n’existent pas. Car si selon certains cette épidémie pouvait être prévue – pas dans l’absolu, mais dans son imminence –, à l’inverse totalement imprévisibles sont les conséquences de la dévastation environnementale des écosystèmes et de la nature sauvage qui est accomplie par les mêmes techniciens du désastre (auprès de qui on cherche maintenant des réponses) et par tous ceux et celles qui ont cru jusqu’à aujourd’hui, ou qui croient encore, vivre dans le meilleur des mondes possibles, si bien qu’ils veulent le préserver à tout prix.
D’ailleurs, reconnaître que la réduction de la complexité du réel à la dichotomie problème-solution ou cause-effet est le produit d’une certaine mentalité peut nous aider à reconnaître le caractère toujours plus dogmatique et contestable de la parole scientifique. Maintenant plus que jamais, il semble que la parole scientifique soit sûre, vraie dans l’absolu, et non plus perfectible (ce qui est vrai l’est jusqu’à preuve du contraire). Le monopole du savoir est dans les mains des spécialistes en blouse blanche, et dans cette situation de « véritable urgence », il vaut mieux que les communs des mortelles sans la moindre compétence ne mettent nullement en doute les affirmations de ceux qui pensent avoir en poche la vérité du moment. Mais, entre l’obscurantisme – entendu comme l’attitude de ceux qui s’opposent à tout changement et, dans un sens plus large, la non-volonté de connaître, l’absence de curiosité – et le scientisme – attitude de ceux qui prétendent appliquer la méthode scientifique à chaque aspect de la réalité –, il y a autre chose. Et c’est dans cette zone grise que les passions peuvent s’insurger, la sensibilité et la sensation, le corps redécouvert et maître de soi, les désirs les plus profonds et sauvages de ceux qui aspirent à com-prendre l’existant, sans avoir la prétention d’y arriver totalement. Et c’est dans cet interstice que nous pourrions faire naître notre critique radical de l’existant.

II
Le temps de la roulette russe

Pourquoi cette pandémie ? D’où ce virus est-il arrivé ? Et maintenant, que faire ? L’étonnement l’emporte, renforcé par la clameur médiatique, et favorisé par la sensation déplaisante de se sentir piégé, même dans les cas où on décide consciemment de ne pas respecter l’isolement forcé.
Pour certaines personnes, la sensation d’être pris au piège, ou pire, d’avoir déjà atteint un point de non-retour, est quelque chose de latent et de viscérale qui émerge avec prépotence chaque fois que l’on fait une promenade en montagne et que l’on entrevoit le énième pylône qui lacère l’horizon, la mine qui détruit la roche, et un autre glacier qui se retire, devenant encore moins imposant que l’année d’avant. À chaque fois que l’on voit disparaître sous nos yeux une partie toujours plus grande de plage, perforée et creusée par une pelleteuse qui doit laisser place à des dockers ou à des touristes, c’est-à-dire à une tranche de profit toujours plus grande. Chaque fois que nous ressentons que notre regard s’habitue à la vue d’une centrale nucléaire ou d’un bois rasé au sol, et peut-être remplacé par une plaine semée d’éco-monstre pour le parc d’éolienne (ah, le tournant green du capitalisme !). Chaque fois que l’on touche avec la main à quel point le monde dans lequel nous vivons est artificiel, totalement non-naturel, quand nous observons l’ours, le python, le dauphin ou la lionne derrière une cage, un grillage ou une vitrine, des vivants non plus sauvages et enfermés dans le énième parc animalier ou tracés dans la réserve naturelle.

Mais si après cet étonnement, une mise en discussion totale et profonde du monde tel que nous le connaissons suivait… voilà que d’autres horizons existeraient alors, et que les questions posées seraient certainement bien différentes, par exemple, la question soulevée il y a quelques jours : « existe-t-il une corrélation entre la diffusion du Covid-19 et la pollution de l’air ? ». Nous déserterions ainsi la bataille dialectique entre ceux qui s’aperçoivent de la dévastation principalement à travers le degré de la température moyenne de la superficie terrestre, ou bien par les tonnes d’émissions de Co2 – qui, dans ce cas particulier, diminuent à cause du blocage temporaire de nombreuses activités productives, ainsi qu’à cause de la réduction des transports, du smog et du trafic.
Nous ignorerions alors les considérations de ceux qui répondent à cette question en ayant toujours exclusivement en tête des nombres et des courbes : « en février les mesures adoptées par la Chine ont provoqué une réduction de 25 pour cent d’anhydride carbonique par rapport à la même période en 2019 […].
D’ailleurs, selon une estimation cela a épargné au moins cinquante mille morts causées par la pollution atmosphérique, c’est-à-dire plus que les victimes du Covid-19 à la même période ». De la même manière, nous ne nous laisserions pas tromper par ceux qui, au contraire, ont la prétention de sembler clairvoyant, en faisant appel à la soi-disant transition énergétique, destinée à l’échec : « […] l’évolution des émissions ne dépend pas seulement de celles de l’économie globale, mais aussi de ce que l’on appelle l’intensité d’émission, c’est-à-dire la quantité de gaz à effet de serre émise par chaque unité de richesse produite. Normalement, l’intensité d’émission diminue avec le temps, en conséquence du progrès technologique, de l’efficacité énergétique, et de la diffusion de sources d’énergie moins polluantes. Mais pendant les périodes de crise, cette réduction peut ralentir ou s’interrompre. Les gouvernements ont moins de ressources à investir dans les projets vertueux, et les mesures de stimulation tendent à favoriser la reprise des activités productives traditionnelles. Si, comme beaucoup le redoutent, dans la tentative de faire repartir l’économie, la Chine devait relancer la construction des centrales à charbon et d’autres infrastructures polluantes, à moyen terme les effets négatifs pourraient supprimer toute amélioration due à la baisse des émissions ».

La liste pourrait aussi s’arrêter là, mais parmi les technocrates qui se sont donnés du mal dans l’étude de cette mystérieuse corrélation, il y a une autre déclaration qui mérite d’être prise en considération car, plus que toutes les autres, elle est emblématique de l’absurdité et du plus profond désespoir (dans le sens étymologique d’« absence d’espoir ») que certains font désormais reposer sur le genre humain. Car, si d’un côté il n’est pas vérifié que ce que l’on appelle particule fine ait agi comme vecteur du coronavirus, favorisant sa diffusion, et si de l’autre il est bien connu que le fait de vivre dans des zones particulièrement polluées a des incidences sur la présence de maladies respiratoires ou cardiovasculaires chroniques, « la covariance entre des conditions de faible circulation atmosphérique, de formation d’aérosol secondaire [qui comprend des particules dérivées de processus de conversion, par exemple des sulfates, des nitrates et d’autres composants organiques], l’accumulation de Pm [le particulat, c’est-à-dire l’ensemble des substances répandues dans l’air], la proximité du sol et la diffusion du virus doivent toutefois être compris dans un rapport de cause/effet ». Et donc, dépourvu de la seule clé interprétative de la réalité, suit la conclusion qui semble une blague de très mauvais goût : « on considère que, dans l’état actuel des connaissances, la proposition de mesures restrictives de limitation de la pollution pour combattre la contagion est injustifiée, même s’il est indubitable que la réduction des émissions atmosphériques, si elle est maintenue pendant une longue période, a des effets bénéfiques sur la qualité de l’air, sur le climat et donc sur la santé générale ». En deux mots, pourquoi limiter les émissions, s’il n’est pas scientifiquement prouvé que le particulat atmosphérique a directement favorisé la diffusion du virus, dans un lien de cause-effet ? Pourquoi les limiter en général, si nous savons que leur réduction a une incidence « seulement » sur la qualité de l’air, sur le climat et sur la santé du corps ?
Soyons clairs. Nous ne comptons demander à personne de réduire les émissions, car nous ne trouvons aucun interlocuteur, ni parmi les spécialistes à deux balles, ni parmi les politiciens des conférences sur le climat. Nous nous livrons cependant à un rire du cœur spontané, quand nous nous souvenons qu’une bonne partie de la dévastation de l’environnement dépend de ces chercheurs-kamikazes ; quand nous oublions de reconnaître dans cette mentalité un fondement de la domination de la technoscience, avec l’argent vil et les rapports de pouvoir-oppression. Laissons ces pensées de côté un moment, ou bien notre rire risque de devenir un ricanement amer. D’ailleurs, nous nous trompons nous-mêmes, nous ne devrions pas nous étonner ainsi face à tout cela car, comme quelqu’un l’a écrit il y a quelque temps : « la civilisation est monolithique, et la manière civilisée de concevoir tout ce qui est observable est elle aussi monolithique »
« Nature as spectacle. The image of wilderness vs. Wildness », traduit et publié en français par les éditions Delenda Est, dans la brochure intitulée Anthropocentrisme et Nature – Regards Anarchistes (février 2018).. Et il a malheureusement vu juste : dans ce monde technoscientifique, la complexité du réel ne peut qu’être aplatie jusqu’à la parodie d’elle-même, afin de légitimer la progressive (auto) destruction de la planète et du vivant.
Dans le passé, beaucoup de sorcières ont défié l’existant, transmettant des savoirs anciens sur la nature et sur le corps non-démonisé, en refusant la loi du père, du prêtre, de l’érudit et du roi, et nous croyons que dans une version contemporaine, elles n’admettraient pas non plus la validité des questions reportées au début de ce texte, vu qu’il ne peut pas y avoir de réponses absolues, mais seulement des raisons concomitantes, des doutes et des interrogations. Dans nos dernières réflexions, nous voulons suivre les traces de ces sorcières.
Considérons les tous premiers foyers de diffusions du Covid-19 – la province industrielle du Hubei en Chine et la Pianura Padana en Italie (entre la basse Lombardie et l’Emilie : Lodi, Codogno, Piacenza, Bergamo e Brescia) : même s’ils ne confirment pas la mystérieuse corrélation, ils font allusion au fait que des zones similaires, si densément peuplées, industrialisées et polluées, sont un terrain fertile pour des agents pathogènes, car d’une certaine manière elles en favorisent la prolifération, et parce que la santé physique de ceux qui y vivent est déjà affaiblie. Par-dessus tout, on ne peut pas savoir si c’est l’une ou l’autre ou les deux raisons ensemble, et dans quelle mesure elles se combinent entre elles, avec d’autres facteurs encore. Asthme, diabète, obésité, tumeurs, maladies (neuro)dégénératives, maladies respiratoires et cardio-circulatoires chroniques – en plus de l’âge avancé – semblent être des facteurs ultérieurs du risque pour ceux qui pourraient souffrir du Covid-19, étant donné que cela pourrait développer des symptômes graves, dont les plus connus sont les crises respiratoires aiguës. Certaines de ces pathologies, d’ailleurs, sont appelées « maladies civilisationnelles », car leur apparition semble être liée à la consommation de nourriture raffinée, parmi laquelle font partie les produits industriels des cultures et des élevages intensifs.
Et encore : cette épidémie s’insère dans la longue série de celles qui se sont suivies au cours des siècles, et qui sont devenues plus fréquentes en présence d’agglomérations urbaines et de voyages intercontinentaux qui, en tout cas, ont remis en question le contact entre l’animal humain et le non-humain. Juste pour citer les épidémies de maladies zoonotiques (c’est-à-dire qui se transmettent de l’animal non-humain à celui humain, en réalisant le « saut d’espèces ») des cinquante dernières années : le Sars et le Mers (tous deux syndromes respiratoires, dans le deuxième cas il est dit du Moyen Orient), l’Hiv/Aids, la grippe porcine et aviaire, la fièvre Dengue, l’Ebola et maintenant le Covid-19. Les deux derniers semblent, entre autres, avoir en commun la chauve-souris comme animal non-humain duquel serait originaire le premier passage à l’humain de service, qui prend le nom de « patient zéro ». Dans le cas de ce coronavirus, à part les fameuses soupes de chauve-souris ou de serpent (l’exotisme le plus vulgaire n’est pas encore mort en occident !), il semble que la contagion puisse avoir eu lieu dans le marché noir où sont commercialisés les animaux sauvages, ou en marge des périphéries urbaines, où les chauves-souris vont à la recherche de nourriture. Quel que soit le cas en question, il nous semble important de reconnaître le déconfinement d’un des protagonistes de la contagion, dans la sphère vitale de l’autre : quel plaisir pendrait en effet la chauve-souris à être au milieu des personnes, si son habitat de toujours n’était pas aujourd’hui devenu une partie de la ville ? Sûrement très peu, surtout si nous pensons qu’elles risquent d’être insérées de force dans la contrebande d’animaux sauvages comme de la marchandise d’échange, aux côtés d’autres animaux de différentes espèces. Il s’agit d’ailleurs d’une activité mondiale florissante, à laquelle participent aussi souvent des petites communautés indigènes qui, dépossédées d’une partie de leur territoire (à cause de la déforestation ou des multinationales agroalimentaires), se replient sur le braconnage, et parfois sur la contrebande du bois, afin de survivre. Ainsi, la marchandisation est véritablement totale, même les rapports de coexistence symbiotiques et séculaires entre ces communautés, le vivant, et ce qu’il restait du sauvage autour d’eux, doit disparaître pour faire de la place à l’autodestruction dictée par le profit. Rien ne peut résister à l’innarêtable avancée du progrès, aucun lieu ne peut fuir à la contamination humaine de ceux qui croient dans la validité de la « civilisation ».
Enfin, en cascade : l’urbanisation et les concentrations démographiques insalubres, les élevages intensifs de l’horreur, les immenses monocultures liées aux cycles de famines et à l’appauvrissement de la terre, le flux incessant de marchandises et de personne en mouvement aux quatre coins du globe, la dévastation environnementale de tout écosystème et la disparition du sauvage, l’énième nuisance justifiée du système énergivore, l’écroulement de la biodiversité, les OGM à bon marché et tous les processus de manipulation génétiques du vivant promus par les biotechnologies… Quand donc arrêter l’énumération des méfaits de la dévastation ? Il n’y a rien à faire, car trop d’équilibres ont été brisés ; dans certains cas nous avons déjà constaté les conséquences néfastes de cette rupture, dans d’autres cas nous aurons bientôt la possibilité de les découvrir. La partie semble déjà perdue dès le départ (et c’est peut-être déjà le cas pour le genre humain, non pas pour les autres vivants) mais cela vaudrait néanmoins la peine de faire une dernière tentative. Last shot.
Au lieu de faire écho à l’impasse des questions initiales (« pourquoi cette pandémie ? D’où provient ce virus ? ») ces sorcières se donneraient la possibilité et, telles que nous les imaginons, elles risqueraient le tout pour le tout afin d’ouvrir d’autres horizons. En hasardant ainsi des questions différentes : « Où trouvons-nous la dévastation ? Qui sont ceux qui la réalisent et de quelle manière ? Et maintenant, que faire ? » – mais sans se demander il y a combien de temps cette dévastation totale a commencé, car le risque est de nous perdre dans les méandres de l’histoire et des interprétations, mais surtout de nous faire perdre cette sensation du ventre, qui nous donne la sensation d’être en échec et qui alimente notre rage. Il nous suffit de savoir que la dévastation existe et qu’elle est permanente. Nous ne pensons pas que c’est une catastrophe car ce n’est pas un événement inattendu, mais bien au contraire, c’est la prévisible (bien que pas dans l’absolu) conséquence d’une guerre au vivant, perpétrée quotidiennement par des personnes, des entreprises, des recherches et des institutions – les tentacules de cette domination technoscientifique mortifère.
Aujourd’hui, 28 mars 2020

Une sorcière ennemie de toute couronne

P.S. L’expression, présente dans le titre, « maladie qui sévit » n’entend avoir aucun rapport avec les vers de quelques nationalistes italiens. Et la maladie dont nous parlons n’est certainement pas le Covid-19.

La vie au tournant

« L’objectif c’est de parcourir 100 kilomètres en courant sur le balcon de la maison, un défi sportif suite à la promulgation des mesures pour contenir les contagions du coronavirus. Voilà l’exploit que cherche à réaliser Gianluca Di Meo, coureur de 45 ans de Bologne, qui après avoir dépassé la distance d’un marathon, en commençant à 4h30 du matin, et en “franchissant” la ligne d’arrivée après plus de 7 heures et 6 mille tours, a décidé de poursuivre encore 50 kilomètres. C’est le “Corriere di Bologna” qui a raconté l’histoire de l’athlète vainqueur en 2017 des 150 kilomètres de Rovaniemi. La course terminera à 22 heures, après 18 heures de course. Dans son habitation à Padova, Di Meo a à sa disposition un balcon de 8,8 mètres de superficie. “Pour moi ce n’est pas un balcon – a raconté le sportif – je l’affronte avec le même esprit que les autres aventures en nature. Dans n’importe quelle condition il ne faut pas se laisser abattre. J’aime ce que je suis en train de réaliser”. »

Comme dans le film La Haine, où le narrateur semble se (nous) rassurer en disant que « jusqu’ici tout va bien », le problème de l’atterrissage commence à étinceler derrière nos yeux. Gianluca, comme une sous-espèce de hamster, cherche à éloigner la réalité. Il arrive aussi à s’auto-convaincre que ce qu’il fait lui plaît. Il n’encourt aucun danger en courant sur son balcon, il est content d’accepter tout cela, au contraire, il tient à devenir testimonial de la bonté des choix du gouvernement. En courant sur le balcon, Gianluca cherche à exorciser la peur, mais on ne peut pas échapper à ce problème, il nous attend au fond des yeux, à la fin de nos cauchemars. Ou bien de nos rêves ? Regardons-nous le désastre, ou peut-être la catastrophe, avec des attentes ?

« Une femme de Lodi choisit de ne pas faire mourir sa vieille mère à l’hôpital, en la gardant à la maison, après avoir perdu son frère, et alors que son mari est encore en réanimation. Tous frappés par le coronavirus.

L’histoire racontée par un opérateur du 118, ayant fait le tour du web ces derniers jours, a été diffusée par l’Agenzia regionale lombarda per l’emergenza (AREU), parmi les 9 mille mails parvenus dans le cadre de l’initiative qui invitait à remercier les secouristes et ceux qui se prodiguent pour soigner les malades.

Paolo Baldini, infirmier, explique qu’il a reçu un appel de Lucia, 55 ans, vivant avec ses enfants dans une maison à deux étages. À l’étage du bas, il y a sa mère. “Son mari Gianni est entubé en réanimation, Stefano son frère est mort deux jours auparavant en réanimation. Elle m’explique qu’elle appelle pour sa mère, 88 ans, qui a de la fièvre, de l’asthénie, de la toux et qu’elle souffre d’essoufflement. Elle me dit que le médecin vient de consulter sa mère, et qu’il conseille de l’hospitaliser car il ne sait plus comment gérer la situation”. L’infirmier lui propose alors un moyen de secours pour amener la vieille dame à l’hôpital. Le récit continue ainsi : “Elle m’arrête. Sa voix est calme et décidée. J’ai la sensation de devoir me préparer à discuter. Je suis fatigué, et égoïstement je n’ai plus envie de parler à personne. Au contraire, Lucia me donne une leçon de vie, et me dit qu’elle ne veut pas emmener sa mère à l’hôpital. Elle m’explique qu’elle a déjà perdu un frère sans pouvoir le saluer et sans pouvoir aller à ses funérailles, et qu’elle n’a ni vu ni entendu son mari depuis dix jours. Elle me dit qu’elle ne veut pas que sa mère meure à l’hôpital. Elle ajoute : “Je sais parfaitement qu’à l’hôpital vous parvenez à peine à suivre les jeunes patients, et je sais parfaitement que si j’envoie ma mère à l’hôpital vous la laisserez mourir toute seule, car vous n’avez pas le temps de la soigner”. Le secouriste écrit qu’il est resté “en silence, car je sais qu’elle a parfaitement raison”. La mère de Lucia est morte deux heures plus tard. “Peut-être un jour, réfléchit Paolo – il ira chez madame Lucia pour l’embrasser et pour lui dire qu’elle a fait la chose juste. Car si j’étais un père je voudrais une fille comme elle”.»

Il y a une oscillation entre la résignation et la conscience, entre l’abandon à la déresponsabilisation et l’acceptation du poids de ses choix. Entre la fuite de la conscience sur son balcon, et le fait d’affronter la responsabilité de la mort des personnes que l’on aime.

La mère de Lucia aurait pu vivre quelques heures de plus. Grâce à un respirateur ou à de l’oxygène. Lucia a décidé de ne pas la faire hospitaliser, elle a supprimé toute probabilité de survie pour la mère. Elle a choisi que la mort certaine entre les bras de ceux qui l’aimaient, serait préférable à la mort probable dans un lit d’hôpital.

Peut-être que les soins auraient pu soulager ses souffrances, donner à la vieille dame quelques jours en plus de survie. Pourtant, cette possibilité a été brisée.

L’amour des dernières heures a été préféré à la tranquillité des derniers jours. La qualité de la mort à la quantité de l’agonie.

Voilà l’oscillation : se rendre compte que la sécurité offerte par l’État est faible. Qu’un balcon est trop serré pour pouvoir courir. Que la mort ne peut pas être repoussée, qu’il faut plutôt savoir l’affronter, en assumant ses responsabilités.

Nous sommes tous appelés à faire ce choix, au fond, quotidiennement. Accepter la possibilité de tomber malade, ou bien chercher à se sauver chacun dans notre domicile, seul. Quand sera donc refusée l’agonie de la socialité télématique, dans cette oscillation latente, pour le risque du contact humain ?

Les êtres humains ne sont pas des nombres. Ce ne sont pas des statistiques. Ce ne sont pas des courbes. Ils ont des vies et des histoires qui peuvent sembler absurdes. Ils font des choix qui sont indiscutables. Comme celui de mettre fin à sa vie, de mourir comme et quand on le désire. Ou bien, ils se trouvent à devoir décider pour les personnes qu’ils aiment. Quelle est la limite éthique pour laquelle, afin de sauver une vie à tout prix, celle-ci peut-être réduite à une donnée nue, à une parmi tant d’autres, un simple patient dans un couloir d’hôpital ?

« Les patients plus anciens ne sont pas réanimés, et ils meurent dans la solitude sans même le confort de soins palliatifs appropriés. Les familles ne peuvent avoir aucun contact avec les malades terminaux, et ils sont avisés du décès de leurs proches par téléphones, par des médecins bien intentionnés mais épuisés et émotivement détruits. Dans les alentours, la situation est pire encore. Les hôpitaux sont bondés et proche du collapsus, ils manquent de médicaments, de ventilateurs mécaniques, d’oxygène, de masques et de matériels de protection pour le personnel sanitaire. Les patients gisent sur des matelas à même le sol. »

Voilà ce qu’écrivent les médecins de Bergamo. L’état de la santé en Italie n’est pas un échec organisatif. C’est l’échec d’une manière entière de concevoir la santé et les soins. Le fait que les hôpitaux soient des foyers d’infections (et pas seulement pour le coronavirus : les infections hospitalières font en Italie environ 50 mille morts par an) et qu’à l’origine il semble que la contagion soit partie d’un service d’urgence, ne fait que renforcer ces thèses. N’en déplaise à ceux qui se plaignent des coupes budgétaires à la santé, en exigeant plus de fonds de la part de l’État.

L’hôpital a en effet était une des premières formes d’institution totale, c’est-à-dire un de ces lieux dans lesquels l’individu disparaît entre les règlements et les médecins qui savent « ce qui est le mieux pour toi ». Le fait de se charger de la maladie et de la mort est arraché à la communauté et à la responsabilité des individus, et est livré à la médecine et à l’hospitalisation. La centralisation des soins crée ce problème, c’est-à-dire que les individus ne peuvent plus décider pour eux-mêmes, et qu’ils n’ont plus de connaissances concernant leurs corps. La santé est devenue une affaire de spécialiste.

Pourtant, la santé n’est pas une affaire de spécialistes. La vie et la mort relèvent de la responsabilité des individus. Madame Lucia le sait bien, elle qui en temps normal aurait certainement été dénoncée. Tous ceux qui décident que leur maladie a une signification différence, et qui veulent se soigner – et peut-être ne pas « être soignés » – de manière différente, le savent bien. Ils le savent aussi ceux qui pensent que la santé est un concept plus vaste que « l’absence de maladie » : la santé c’est avant tout vivre bien.

Mais santé est aussi un synonyme de salut

Littéralement, puisqu’en italien, le terme salute signifie aussi bien la santé que le salut. . Et c’est de ce deuxième saut de signification que se présente à nous un second tournant existentiel. Cette prise de conscience par rapport à certains aspects profonds de l’existence et de la vie, quelle conséquence aura-t-elle sur le « retour à la normale » ? Peut-être qu’il n’y en aura même pas un, de retour, peut-être ne devrions-nous même pas le vouloir.
Gianluca n’est jamais sorti de la normalité, pris comme il est à courir sur son balcon en se répétant qu’au fond tout va bien. Et Lucia ? Et toutes ces personnes qui ont vu la société s’arrêter et qui se sont rendues compte du jeu de spectres que celle-ci représente, que voudront-ils faire de leur existence ? Recommencer à espérer en fixant le vide de leurs bureaux, ou bien, dans une abstinence de réalité, après l’avoir goûté dans son être douloureux, ils commenceront à désirer autre chose ? Ne serait-ce que pour ne pas voir leur vie filer entre leurs doigts.

Pour remettre ce monde en mouvement, il faudra des années de sacrifices et de renonciations. Mais dans quel but faire cela ? Pour quelles certitudes illusoires, qui disparaîtront au prochain désastre ? Comment peut-on recommencer à confier sa survie aux rayons des supermarchés quand on se rend compte que personne ne garantit qu’ils resteront pleins pour toujours ? Après avoir goûté le poids de la responsabilité, peut-on revenir à l’acceptation aveugle de l’état des choses ? Ceux qui furent enfermés au-delà de la sentence que le travail rend libre savaient au moins qu’en dehors, au-delà des barbelés de l’idéologie au pouvoir, le monde continuait à exister. Ceux qui ont dépassé le seuil de l’existence sous la devise de la Fin de l’Histoire, pourquoi ne devraient-ils pas recommencer à imaginer un futur différent ?

Chacun voit qu’il y a peu de certitudes. Certains avec horreurs, d’autres avec joie. Cette société s’écroule, et nous avec elle.

Justement parce que la question est profondément existentielle, on ne peut pas trouver de confort dans la politique ou dans les paroles de l’État. Il faut plutôt en arriver à couteaux tirés avec soi-même, s’interrogeant à nu face au miroir de ses besoins. Qu’est-ce que la santé ? Qu’est-ce qui sert à l’être humain pour vivre – et non pas pour survivre ? Lucia a abandonné dans un geste toute certitude, toute promesse de sécurité, en témoignant par son choix que la vie est autre chose. Que la santé ne réside pas dans l’hôpital, même si le soin peut s’y trouver. Que la santé doit porter avec elle la possibilité de vivre dignement, en liberté, avec la responsabilité de soi-même et de ses propres choix. Non pas avec la responsabilité de l’obéissance.

La santé passe par la possibilité de vivre libres, et cette possibilité réside exclusivement dans les individus et dans leur volonté de se libérer de ce qui s’interpose à la vie, de ce qui stérilise le danger pour en sauver la survie. Car la santé réside aussi dans le sens que nous donnons à notre vie même, à ce dont nous voudrions nous souvenir quand, sur le seuil de la mort, nous saurons que nous avons vécu selon nos désirs. Dignement.

Saluons-nous réciproquement en nous rappelant donc que « Le salut est en nous »

Dans le texte original, un lien renvoie vers l’article suivant :
« Le 9 avril 1927, le tribunal de Boston condamne à mort les anarchistes Nicola Sacco et Bartolomeo Vanzetti. Dans les lettres que les deux compagnons anarchistes écrivaient depuis la prison, ils répétaient souvent : “Le salut est en vous !”. “Le salut est en vous !” était le titre d’une brochure paru le 5 mai 1906 dans l’hebdomadaire anarchiste “Cronaca Sovversiva”. Un texte, dans leque est décrit comment préparer des engins explosifs ainsi que d’autres moyens et méthodes pour attaquer le pouvoir. Il faut avoir cette brochure à l’esprit quand on parle des deux anarchistes assassinés par la loi américaine la nuit du 22 au 23 août 1927. Cet écrit est un morceau encore caché de leur histoire, où la tension anarchiste émerge dans toute sa force. Celle qui dictait véritablement les idéaux de ces deux compagnons anarchistes. Depuis des décennies, on parle d’eux comme des hommes innocents, résignés, à qui la presse officielle dédie encore aujourd’hui des paroles et des larmes victimistes. Sacco et Vanzetti étaient au contraire deux anarchistes révolutionnaires, qui jusqu’à la fin de leur sdernières lettres, relançaient aux compagnons u ncri fort qu ieffrayait les puissants, un cri qui trouve encore aujourd’hui un écho : “Souvenez-vous : LE SALUT EST EN VOUS !E’ IN VOI!”. »
. Un concept à bien garder en tête, des paroles claires
Un lien renvoie vers l’introduction du livre « Paroles Claires. La « bonne guerre » des anarchistes italiens immigrés aux Etats-Unis (1914-1920) », publié par les éditions L’Assoiffé (mai 2018). dans des temps difficiles.
Cela paraît absurde de dire ces choses face aux données de cette pandémie. Pourtant, il n’y a pas de meilleur moment pour se placer devant le tournant de la Vie qui nous rappelle que nous seuls devons assumer la responsabilité de notre existence. Gianluca et Lucia sont deux manières opposées de réagir. Fuir sur son balcon, ou affronter l’impensable. Mais à quoi cela sert-il de répéter comme une rengaine que « tout ira bien » ?

La catastrophe est une opportunité douloureuse, ne revenons pas à la normalité. Il en va de notre salut.

Le salut est en nous.

Tutto bene?! Réflexions anarchistes en temps de coronavirus

Andrà tutto bene, tout ira bien, voilà le leitmotiv répandu en Italie en
période de coronavirus, affiché aux balcons, twitté et retwitté par la
naïveté idiote de ceux dont l’imaginaire appauvri et avilissant ne peut
que se complaire en se raccrochant à l’espoir qu’après le dépassement de
cette « crise », le monde puisse revenir celui d’avant, en cautionnant
ainsi ce fameux « retour à la normale ».
Mais comme nous, anarchistes, haïssons la normalité d’hier aussi bien
que celle qui se présente dans le monde de demain, nous ne pouvons que
mettre toute notre énergie, nos désirs, notre capacité à comprendre et à
agir dans la tentative de rompre totalement avec ce monde de soumission
à l’autorité et au pouvoir.
Au-delà des Alpes, les compagnons et les compagnonnes anarchistes ont
donné beaucoup d’importance au fait de briser la paralysie de
l’obéissance – imposée en premier lieu par l’État en cette période de
pandémie –, en multipliant entre autres les échanges d’idées, de
pensées, de réflexions et d’analyses sur la situation et ses évolutions.
Un grand nombre de textes ont alors circulé, autant pour favoriser la
compréhension des multiples facettes de ce moment, que pour se forger
les armes les plus offensives et appropriées pour attaquer.
Afin de rendre accessibles en français certains de ces textes écrits en
italien (qui pour la majeure partie n’ont d’ailleurs jusqu’à présent que
circulé sur internet), nous proposons ici une sélection, par définition
non exhaustive et incomplète, d’écrits que nous estimons capables de
stimuler et d’enrichir nos questionnements et nos discussions ici et
maintenant, mais aussi en vue d’un avenir où nous pourrions être
confrontés à des situations semblables.
Nous avons choisi de publier ici des textes d’analyse et de réflexions ;
ce n’est cependant qu’un reflet de certaines préoccupations, dans une
période au cours de laquelle les anarchistes ont continué à agir, et où
de nombreuses révoltes, mutineries, émeutes et sabotages ont eu lieu et
ont été mis en avant, défendus et encouragés dans un grand nombre
d’autres textes.

22 mai 2020

Des exemplaires papiers de la brochure (ci-jointe en PDF), sont
disponibles pour qui en ferait la demande.

Sommaire:

p. 5 In corpore vili
p. 11 L’insurrection au temps du coronavirus
p. 19 Promenade au bord du gouffre… un plongeon dans le néant
p. 27 Notes éparses sur la maladie qui sévit
p. 34 En otage
p. 37 La vie au tournant
p. 43 Le futur n’est pas écrit
p. 53 Eternel apprentissage
p. 56 Regard oblique
p. 64 Le virus ne les tuera pas
p. 73 Le passé est passé
– Sans rendre de compte
– A l’ombre du sultan
– La nostalgie de Dieu
p. 81 La quarantaine ou la mort !?

tutto bene web

Boletín La Oveja Negra nro.69 : Coronavirus et question sociale

Coronavirus et question sociale

Téléchargez en PDF

Nous nous trouvons dans un état d’exception, et malgré tout nous restons dans la norme capitaliste. La raison d’État ne connaît pas les exceptions, mais les règles. Ce n’est pas la fin du monde. Et il n’est pas nécessaire de mettre en veille notre réflexion ou notre action pour cause de force majeure.

Le capitalisme est une catastrophe quotidienne. Toutefois, il ne présente comme un problème grave que celui qu’il cherche à résoudre immédiatement. Ce qu’il a déjà naturalisé comme étant inévitable devient une partie de sa normalité. C’est pourquoi toutes les propositions qui ne visent pas à lutter contre le capitalisme n’aspirent qu’à gérer sa catastrophe.

Parmi les faits acceptés de cette société figure le « chiffre » de 8 500 enfants qui meurent chaque jour de malnutrition dans le monde, selon les estimations de l’UNICEF, de la Banque Mondiale et de l’Organisation Mondiale de la Santé. C’est écrit rapidement, avec quatre chiffres… mais c’est une horreur indescriptible. Cela ne suffit-il pas pour céder au désespoir ? Pour penser que dans cette société, rien ne va plus ? Cela ne veut-il pas dire que tout doit être changé ? Ne met-il pas enfin en évidence le monde dans lequel nous vivons ? Ou peut-être qu’une pandémie doit-elle atteindre les villes où vivent ceux d’entre nous qui font entendre leur voix et qui ont les moyens d’agir et de dénoncer cette situation ?

Évidemment et malheureusement, depuis fort longtemps, ces morts dus à la faim ne sont plus une exception. Ces chiffres semblent encore plus abstraits en raison de la distance géographique, et de toutes sortes d’autres distances, que nous entretenons par rapport au continent africain, siège indéniable de la faim dans le monde. Là-bas, le capitalisme exploite non seulement par le biais du travail salarié, comme il le fait habituellement ici, mais surtout par le travail semi-esclavagiste, tout en spoliant et en détruisant de manière brutale.

La pandémie a commencé par toucher principalement des pays qui sont d’importants centres de production capitalistes : la Chine, l’Italie, l’Espagne et les États-Unis, menaçant de paralyser la production et la circulation des marchandises à mesure qu’elle se répand au niveau mondial, et de provoquer également l’effondrement du système de santé.

C’est précisément parce qu’elle a atteint de telles régions, avec une population productive ayant accès aux systèmes médicaux et hospitaliers, qu’elle est devenue si alarmante. Cependant, la plupart des êtres humains se situent en dehors de ce circuit, et sont peu rattachés aux secteurs du travail formel.

Il convient de rappeler que la société capitaliste est la société du travail salarié et du travail domestique non directement rémunéré, ainsi que du travail des esclaves en République Démocratique du Congo ou dans le nord de l’Argentine. Il n’y a ni bon ni mauvais côté, ce sont des aspects nécessaires au fonctionnement de la normalité capitaliste.

D’autre part, nous devrions nous demander comment il est possible qu’avec un tel coup d’arrêt dans l’activité économique productive, les banques continuent de s’enrichir. En l’absence d’un vaccin pour le COVID-19, la Réserve Fédérale américaine, par exemple, a injecté des milliards de dollars pour calmer les marchés et empêcher la pandémie de menacer la croissance. Les États-Unis ont abaissé leurs taux d’intérêt à 0 % par an.

Aujourd’hui, le capitalisme est maintenu à flot grâce à la production incessante de capital fictif, de dettes et de toutes sortes d’injections financières qui lui permettent de perdurer. La bourgeoisie commence à prendre conscience de la fiction et, par conséquent, cette peur généralisée dominante n’est rien d’autre que la peur de la classe dominante.

Pour en revenir à notre réalité mondiale la plus tangible et la plus macabre, précisons si nécessaire que nous ne sous-estimons pas cette pandémie qui nous frappe. Une situation n’empêche pas ou n’éclipse pas l’autre, pire encore, elles se renforcent. Il n’y a pas de « privilège » d’avoir le coronavirus en Italie face à la possibilité de mourir de faim au Burundi. Par contre, nous constatons que certains morts valent plus que d’autres, ce qu’il ne faut pas perdre de vue lorsqu’on analyse un problème censé être mondial.

Au moment où nous écrivons ces lignes, la pandémie commence à s’en prendre à l’Inde. Là-bas, le confinement obligatoire aura ses propres caractéristiques car il s’agit du deuxième pays le plus peuplé au monde, et parce que selon l’Organisation Internationale du Travail (OIT), au moins 90 % de la main-d’œuvre en Inde travaille dans le secteur informel.

La pandémie de coronavirus, la panique qui s’est emparée de la population et la quarantaine qui l’a accompagnée sont une expérience vivante partagée par des millions de personnes. Le collectif Chuang, dans son article Contagion sociale – Guerre de classe microbiologique en Chine, souligne que « la quarantaine est donc comme une grève vidée de ses caractéristiques communes, mais néanmoins capable de provoquer un choc profond à la fois sur le plan psychique et économique. Ce seul fait la rend digne de réflexion. » Avec ce numéro spécial de La Oveja Negra, nous voulons contribuer à la nécessaire réflexion sur la situation que nous traversons.

6 avril 2020

Le virus est-il le capitalisme ?

Les virus sont des agents infectieux que nous ne pouvons pas voir à l’œil nu, en fait, ils sont microscopiques. Comme ils sont acellulaires, ils ne peuvent se multiplier qu’à l’intérieur des cellules d’autres organismes. Ils infectent les animaux, les champignons, les plantes et les bactéries. En raison de leur activité « parasitaire » apparente, certains les relient métaphoriquement au capitalisme. Mais le capitalisme n’est pas un agent extérieur qui vit grâce à nous, même les bourgeois ne sont pas de simples parasites. Insister sur l’innocence de la victime et sur le caractère extérieur du « virus capitaliste » ne fait que participer à l’élaboration de schémas inutiles pour comprendre la nature du capitalisme et affirmer la passivité d’une « classe laborieuse » qui ne veut pas s’abolir mais s’améliorer.

L’apparition de cette pandémie nous rappelle (comble de l’aliénation !) que nous sommes des êtres biologiques. Tant nous-mêmes qu’un membre de la Couronne britannique pouvons tomber malades. Certains illustres « intouchables » peuvent être atteints par le plus célèbre virus du moment, car il s’agit aussi et surtout d’un corps humain.

Le fait est que sans virus, la vie telle que nous la connaissons n’existerait pas. Bien qu’il existe la croyance largement répandue selon laquelle les virus et les bactéries sont nos ennemis, la vie existe grâce à l’équilibre et « l’entraide », et non à la concurrence.

Le développement et la propagation du coronavirus à l’échelle actuelle ne peuvent avoir lieu qu’au sein du capitalisme. Et pas seulement parce qu’existent le tourisme et le monde globalisé, mais parce qu’ils sont intrinsèquement liés à la façon dont la société capitaliste, qui est totalitaire et mondiale, produit des marchandises et donc les fait circuler. Parce que nous sommes affectés par une société qui fait passer le profit avant la vie, et cela a un impact direct sur notre alimentation, nos conditions de logement, nos relations et notre santé mentale. Toute maladie surgit et se développe dans des conditions matérielles spécifiques.

Tomber malade dans cette société capitaliste signifie beaucoup de choses : ne pas pouvoir se reposer suffisamment, dormir dans un endroit froid et humide, travailler en étant malade, continuer à remplir ses obligations en ayant les jambes qui tremblent, ne pas avoir à disposition suffisamment de nourriture, souffrir dans une solitude totale ou être entouré de trop de gens. Notre immunité est directement liée à l’environnement et à notre mode de vie, mais cela ne signifie pas qu’il est possible que nous les êtres humains soyons exempts de maladies.

Comme le souligne Alfredo M. Bonanno dans Maladie et capital : « Les choses sont un petit peu plus compliquées que cela. Tout simplement, nous ne pouvons pas dire qu’il n’y aurait plus de choses telles que la maladie dans une société libérée. Nous ne pouvons pas dire non plus que dans cet heureux événement, la maladie elle-même se réduirait à un simple affaiblissement de certaines forces hypothétiques qu’il nous reste à découvrir. Nous pensons que la maladie fait partie de la nature de l’état de vie de l’humain dans la société, c’est-à-dire qu’elle correspond à un certain prix à payer pour corriger les conditions optimales de la nature en vue d’obtenir la superficialité nécessaire à la construction des sociétés les plus libres. Certainement que la croissance exponentielle de la maladie dans une société libre où la superficialité entre les individus serait réduite au strict minimum ne serait pas comparable à celle d’une société basée sur l’exploitation, telle que celle dans laquelle nous vivons aujourd’hui. […] Ainsi, la maladie serait une expression de notre humanité, tout comme elle est l’expression de notre terrifiante inhumanité aujourd’hui. »

On n’a pas besoin d’une conspiration pour qu’un virus apparaisse dans un pays et se propage dans le monde entier, cela se produit « naturellement » dans le monde artificiel dans lequel nous vivons. Pour aborder la question du virus à l’origine de la pandémie actuelle (SRAS-CoV-2), nous recommandons l’article de Chuang cité précédemment, compte tenu de sa synthèse et de sa clarté. Il y est indiqué que ce virus « comme son prédécesseur de 2003, la grippe aviaire et la grippe porcine avant lui, a germé au carrefour de l’économie et de l’épidémiologie. Ce n’est pas une coïncidence si tant de ces virus ont pris le nom d’animaux : La propagation de nouvelles maladies à la population humaine est presque toujours le produit de ce que l’on appelle le transfert zoonotique, qui est une façon technique de dire que ces infections passent des animaux aux humains. Ce saut d’une espèce à l’autre est conditionné par des éléments tels que la proximité et la régularité des contacts, qui construisent tous l’environnement dans lequel la maladie est forcée d’évoluer. »

Foi dans la science

Dans ce contexte, il semble que ce soit la science qui ait pris le contrôle de la situation, et qui vienne apporter des certitudes au milieu du chaos, pour nous sauver de la catastrophe. Mais cette idée, très cinématographique par ailleurs, d’une science qui déploie tout son potentiel pour garantir la santé des gens est quelque chose qu’il nous faut définitivement briser. La technoscience, telle que nous caractérisons l’état actuel des connaissances rationnelles, est un système complexe entrepreneurial, technique et scientifique qui constitue l’une des multiples facettes simultanées articulées par la machinerie capitaliste. Elle n’est pas du tout neutre. Il n’y a pas de science séparée du Capital. Ils se sont développés en synergie, en se nourrissant mutuellement.

Nous ne pouvons pas oublier que ces envoyés de la Science sur Terre sont les mêmes qui justifient l’utilisation de produits agrochimiques en Argentine, qui développent non seulement les armes de guerre mais aussi les médicaments qui nous rendent malades et nous tuent, ainsi qu’une pléthore d’éléments qui consolident ce système apparemment irrationnel.

Le Capital produit des experts scientifiques comme pleine expression de la division du travail. Ils définissent le problème et délimitent la stratégie, en tirant parti d’une des nombreuses dépossessions qui soutiennent la société moderne : l’acquisition des connaissances en matière de soins et la préservation de la dynamique du vivant. Les spécialistes quantifient le monde, exercent une réduction mathématique du réel, créant des modèles de compréhension-domination de la nature humaine et non humaine. Un savoir qui, en transcendant le plan discursif et en devenant une action concrète, porte atteinte à la matérialité de manière irréversible.

Cette vision du monde attribue des « propriétés » aux « objets d’étude », en l’occurrence le virus, comme s’ils possédaient certaines caractéristiques absolues, indépendantes de l’environnement dans lequel ils surgissent et se développent. Cette opération efface les conditions matérielles dans lesquelles l’action se déroule. On parle du virus, de la maladie et des mesures d’atténuation des conséquences, mais jamais des rapports sociaux de production et de reproduction qui font éclore les événements.

Un autre aspect de la codification que le savoir dominant impose au monde, c’est celui d’identifier l’étranger comme un ennemi. C’est le totalitarisme imposé par la métaphore militaire, le jeu macabre de la défense et de l’attaque, la destruction systématique de l’autre. Les gouvernements appliquent la tactique, le « comment faire » induit par le « que faire » imposé par l’armée rationnelle, et ils exécutent ainsi des décisions déterminantes telles que déclarer une quarantaine, arrêter telle ou telle chaîne de production, fermer tel ou tel établissement, contraindre et dispenser de travailler, persécuter, enfermer et torturer ceux qui n’obéissent pas à leurs directives.

La subordination des actions à une branche technoscientifique spécifique est temporaire et changeante. Lorsqu’un autre type d’action sur la réalité est nécessaire, l’expertise qui convient le mieux à la gestion de cette situation sociale particulière prendra le relais. Ils sont interchangeables aussi facilement que n’importe quelle pièce détachée. Parce qu’ils font partie de la même chose. Ce sont des rouages de ce système qui sont alternativement placés aux commandes ou mis à disposition. Si nécessaire, ils parlent des gens, de l’environnement, du passé, du futur ou de la vie, mais toujours avec une calculatrice en main.

La réaction de l’État

Comme le souligne le collectif Angry Workers dans un article récent (1), le débat oscille entre une méfiance justifiée envers la motivation de l’État (« l’État utilise la crise pour expérimenter des mesures anti-insurrectionnelles et répressives ») et la critique de l’incapacité de l’État à faire ce qu’il devrait (« l’austérité a détruit l’infrastructure sanitaire ») :

« On peut supposer que les mesures répressives et les fermetures d’entreprises sont également imposées pour couvrir et contrecarrer le manque de soutien et d’équipement médical général, par exemple pour les tests de masse. Les mesures prises par l’État doivent également être considérées dans le contexte des récentes “protestations populaires”, des gilets jaunes [en France] aux manifestations de rue en Amérique latine : toutes les manifestations antigouvernementales en Algérie ont été interdites ; l’état d’urgence a été déclaré au Chili pour une durée de trois mois, avant que des décès ne surviennent et avant que d’autres mesures médicales ne soient prises. Les mesures politiques imposées par le Coronavirus ne sont pas le produit d’une conspiration contre ces manifestations, mais l’État sait qu’elles doivent être considérées comme une “reprise du contrôle de la société dans l’intérêt du grand public”. »

Les mesures des États sont contradictoires les unes par rapport aux autres. Chaque gouvernement est contraint, d’une part, de contrôler sa population (couvre-feux, fermeture des frontières) pour éviter l’effondrement du système de santé ; et, d’autre part, de maintenir la production (en obligeant les gens à travailler, en sauvant les entreprises). L’important est de manifester le mieux que nous pouvons dans ces circonstances et de lutter pour nos besoins immédiats sans renforcer davantage l’État et sans lui permettre de devenir dans sa réaction encore plus réactionnaire. Les demandes de durcissement du confinement y contribuent sans aucun doute, sans parler de la tendance généralisée à fermer les yeux sur les exactions de la police à l’encontre de ceux qui enfreignent momentanément les consignes, généralement par nécessité.

Mais nul besoin de s’étendre sur les prétendus excès des forces de l’ordre qui défendent la propriété privée, et donc la bourgeoisie. Le confinement est déjà une mesure répressive, voire d’emprisonnement, qui consiste à imposer des limites à quelqu’un et à ne pas le laisser sortir. C’est lié à la statique, l’inhibition et l’enfermement. On peut l’utiliser, par exemple, comme une mesure politique de prévention ou de sanction. (2)

En Argentine, par exemple, le gouvernement nous a menacés d’un état de siège, et bien qu’on n’en soit pas arrivé là, la situation s’y apparente beaucoup. La différence, c’est la perte officielle des garanties constitutionnelles. Cependant, la police et l’appareil militaire descendent dans la rue et sont encouragés à faire comme ils l’entendent. Les gouvernements disent à leurs citoyens comment, où et avec qui se déplacer. L’un des attributs du misérable citoyen, c’est la « liberté de circuler » ; eh bien, même cela est en train de disparaître. Si être citoyennisé est une condamnation, peut-être que bientôt serons-nous moins que cela.

« Circulez », dit habituellement le policier dans la rue. Maintenant en quarantaine, il change de ton pour un : « rentrer chez vous ». Et s’il le juge nécessaire, il nous tabasse, il nous humilie et il nous oblige à chanter l’hymne national, comme dans les quartiers ouvriers de la République argentine.

Ces mesures désespérées et agressives au niveau mondial s’apparentent, comme le souligne Chuang, à celles des cas de contre-insurrection, en rappelant très clairement les actions de l’occupation militaro-coloniale dans des endroits comme l’Algérie ou, plus récemment, la Palestine. Jamais auparavant, elles n’avaient été menées à une telle échelle, ni dans les mégalopoles qui abritent une grande partie de la population mondiale. La conduite de la répression offre alors une étrange leçon à ceux qui se préoccupent de la révolution mondiale, puisqu’il s’agit, pour l’essentiel, d’une simulation de réaction au niveau international, coordonné par les États.

La contre-insurrection est, après tout, une sorte de guerre désespérée qui n’est menée que lorsque des formes plus solides de conquête, de conciliation et d’incorporation économique soient devenues impossibles. Il s’agit d’une action coûteuse, inefficace et d’arrière-garde. Le résultat de la répression est presque toujours une seconde insurrection, meurtrie par l’écrasement de la première et encore plus désespérée. Mais nous pouvons ajouter que ce genre de contre-insurrection se produit d’une manière particulière, car elle n’est pas simplement dirigée contre une population mais avec la population, faisant de chaque foyer une caserne et de chaque citoyen un soldat envers lui-même et ses voisins. Leurs armes : WhatsApp, l’appareil photo, les « réseaux sociaux » ; et leurs tranchées peuvent être leurs fenêtres ou leurs balcons.

Notre rejet de l’État et de toutes ses mesures n’est pas fondé sur un principe idéologique, mais sur notre réalité matérielle d’exploitation et de domination. Il y a déjà de nombreux politiciens qui s’empressent de critiquer à voix haute le gouvernement et de lui indiquer ce qu’il devrait faire, tout en espérant accéder à son tour aux portillons du pouvoir. Au contraire, il importe de critiquer l’action de l’État et de lutter pour sa nécessaire abolition. Face à des problèmes qu’il ne peut pas résoudre, nous nous souviendrons qu’il fait partie du problème, et jamais de sa solution, peu importe celui qui est aux commandes.

Le coronavirus est exemplaire à cet égard. Nous ne nions pas l’existence du problème que représente la propagation d’un virus à l’échelle mondiale. Nous ne nions pas non plus le fait qu’il existe des mesures moins destructrices que d’autres pour la classe prolétarienne. Ce que nous soulignons, c’est que ce qui est censé être une solution aggrave sérieusement la situation.

Sur le plan politique, on nous dira qu’il n’y a pas d’alternative, que ce sont des mesures critiquables, mais que ce serait pire si rien n’était fait. Les rares personnes qui critiquent la quarantaine massive parlent de la nécessité de procéder à des tests à grande échelle, d’isoler uniquement les malades et les personnes présentant des symptômes, de concentrer les soins sur la population à risque. Ceux qui vont un peu plus loin exigent des décisions fermes contre le secteur privé de la santé, ainsi que des mesures économiques allant de subventions massives aux travailleurs du secteur informel à l’imposition de contraintes aux entreprises comme de mettre un terme aux licenciements, comme le paiement intégral des salaires, voire la reconversion productive de certaines usines pour produire des respirateurs et d’autres équipements médicaux.

Et l’État cherche à réduire ces nécessités en une kyrielle de droits : le droit de se réunir, de circuler, de manifester… tant que l’État les juge opportun. Avec nos besoins trafiqués en droits, la lutte est réduite à ce que « l’État devrait faire ». C’est le piège qui a permis cet enfermement massif alors que la plus grande agression de ces dernières décennies sur le prolétariat se fait à l’échelle mondiale.

État d’isolement

C’est ce qui doit être de moins en moins révélé. Les États parlent ouvertement d’imposer des mesures de « distanciation sociale ». Il suffirait de parler d’éloignement physique, mais ils préfèrent agir de manière plus ouverte.

En Argentine, c’est avec une certaine prémonition qu’Alberto Fernandez répétait depuis septembre dernier, alors qu’il n’était pas encore président : « Évitons d’être dans la rue ». Telle était la recommandation faite à ses sujets : ne pas protester durant les derniers mois du gouvernement Macri parce que la solution se trouvait dans les urnes et non dans la rue, c’est-à-dire dans le citoyen individualisé (« une personne, une voix ») et non dans le collectif. Il voulait que personne ne prenne l’habitude de protester parce que le peso continuerait à se déprécier par rapport au dollar, que le chômage augmenterait et que nos vies se détérioreraient. Avec ou sans pandémie, comme l’a dit le général Perón : « De la maison au travail et du travail à la maison ». Bien sûr, pour ceux qui ont un travail et un foyer.

Il y a quelques jours, dans l’exercice de son mandat, et alors qu’il doublait la durée de la quarantaine, le président a réaffirmé que « c’est une guerre contre une armée invisible qui nous attaque dans des endroits où nous ne l’attendons parfois pas ». Encore une fois, la politique comme guerre par d’autres moyens. C’est pourquoi, face à une pandémie, ils ont des solutions politiques qui deviennent rapidement des réponses militaires.

Ils ont choisi d’attendre, puis de nous confiner et de nous réprimer, tant ceux qui sont infectés que ceux qui ne le sont pas. La pratique ordinaire dans l’histoire, c’est de mettre en quarantaine les personnes infectées. Le fait d’isoler des millions de personnes qui ne sont pas atteintes par la maladie, et de les placer ainsi en quarantaine, est un nouveau modèle de gestion de crise.

Il est remarquable de constater à quel point il est impossible aujourd’hui de se référer à ce qui est spécifiquement national. Les événements se répètent, parfois exactement de la même façon, dans différentes régions, avec quelques jours de décalage. Il s’agit d’une situation sans précédent, dans laquelle les prolétaires de tant de pays vivent une réalité similaire.

La pandémie de COVID-19 sert de laboratoire pour le contrôle social mondial. Cette possibilité a été publiquement planifiée par l’OTAN et l’Union européenne depuis au moins 2010. Il n’est pas nécessaire de conspirer et de créer un virus de laboratoire. Depuis des décennies, les États ont élargi les raisons pour lesquelles ils peuvent intervenir militairement sur un territoire. Aux situations insurrectionnelles, de révolte ou même de terrorisme, ils ont ajouté celles liées aux « catastrophes naturelles » ou aux épidémies. Ils les mettent tous sur le même plan car pour eux, il s’agit simplement d’opérations militaires pour rétablir l’ordre ; l’origine du désordre leur importe peu (3). Les spécialistes parlent déjà de combattre le virus au niveau mondial comme ils le font pour le terrorisme.

C’est la prévention sociale que la bourgeoisie du monde entier met en œuvre pour défendre ses profits. Il est clair qu’elle n’a pas la capacité d’empêcher des phénomènes comme les tremblements de terre, bien que nous ne puissions pas en dire autant d’autres phénomènes comme les incendies ou les inondations. Mais dans les deux cas, elle ne parvient pas non plus à prévenir leurs conséquences sociales. De même, elle ne peut pas prévenir une épidémie et empêcher une maladie de se propager rapidement à travers la planète. Son but n’est pas de défendre notre santé, à moins qu’il ne s’agisse d’une question de gestion sanitaire en accord avec ses profits.

Comme l’a souligné Marx : « Le capital ne s’inquiète donc point de la santé et de la durée de la vie du travailleur, s’il n’y est pas contraint par la société. A toute plainte élevée contre lui à propos de dégradation physique et intellectuelle, de mort prématurée, de tortures du travail excessif, il répond simplement : “Pourquoi nous tourmenter de ces tourments, puisqu’ils augmentent nos joies (nos profits) ?” Il est vrai qu’à prendre les choses dans leur ensemble, cela ne dépend pas non plus de la bonne ou mauvaise volonté du capitaliste individuel. La libre concurrence impose aux capitalistes les lois immanentes de la production capitaliste comme lois coercitives externes. »

Ceux qui constituent la classe exploitée et opprimée, le prolétariat, ont forcément et généralement tendance à raisonner comme leurs maîtres. Et ils commencent à se préoccuper de telle ou telle maladie lorsque l’État et le Capital la désignent comme un problème de santé national. Non pas que la pandémie de coronavirus ne soit pas un gros problème, mais il se trouve qu’elle n’est pas la seule.

La panique et les clichés circulent plus rapidement que le coronavirus. Contrairement à ce qu’on veut nous fait croire, le coronavirus ne peut pas être le problème principal de la planète alors que, selon les chiffres officiels, il y a 925 millions de personnes sous-alimentées.

Sans chercher loin, en Argentine, on meurt de faim et des millions de gens ne meurent pas mais sont sous-alimentés. Selon les données de l’INDEC [Institut national de la statistique et des recensements], un Argentin sur trois est pauvre, soit plus de 14 millions de personnes. Pourtant, l’État et ses amplificateurs humains ordonnent à des milliers de personnes de se laver les mains avec de l’eau et du savon alors que dans ce pays ils ne disposent pas d’eau potable, ou sans aller plus loin, qu’ils doivent aller chercher de l’eau potable en dehors de chez eux, tout en ordonnant aux SDF de rester chez eux, ou de solliciter de misérables subventions par le biais d’Internet.

Ce n’est donc pas non plus le principal problème en Argentine. Pour ne parler que de la santé, rappelons que même les décès par cancer liés à l’utilisation de pesticides sur la côte argentine n’ont pas réussi à réunir autant de personnes ni à déclencher des attitudes de choc et de vigilance comme celles observées dans la situation actuelle.

Pour ne rien arranger, la quarantaine de coronavirus n’a pas mis fin aux pulvérisations de produits agrochimiques toxiques, mais cela semble peu important pour le bon citoyen, qui est entré dans un état de suspension de la raison et n’a plus désormais qu’un seul problème qui le préoccupe, le fait paniquer et lui fait espérer une solution de l’État. « Cela dure depuis quelques jours maintenant, il semblerait qu’ils profitent du décret présidentiel qui impose l’isolement social pour pulvériser sans aucun contrôle », a déclaré un habitant de Ramayón (Santa Fe) qui a préféré protéger son identité. (4)

Retranchés dans leurs foyers, et par le biais des « réseaux sociaux », des millions de citoyens appellent à rester chez soi, avec des insultes si nécessaire, en pratiquant la dénonciation et en approuvant de fait les actions des forces de sécurité de l’État, qui ont été encouragées à maltraiter, intimider et réprimer leurs voisins dans les rues. Ils craignent d’entrer en contact, de s’infecter mutuellement.

La commémoration du coup d’État de 1976 s’est déroulée sous la menace d’un état de siège de la part du capitaine Beto. Le 24 mars, l’État argentin a célébré l’événement avec plus de 16 000 personnes placés en détention durant les trois premiers jours seulement des mesures d’exception prévues par le Décret sur la Nécessité et l’Urgence 297/2020, et avec des morts qui ont été dénombrés lors des émeutes dans les prisons de Coronda et Las Flores (Santa Fe), qui se sont succédées face à la crainte des prisonniers de contracter le virus via des gardiens de prison, ce qui pourrait entraîner un massacre en raison des conditions de promiscuité, de la situation sanitaire en milieu carcéral.

Les partisans du gouvernement, et pas seulement ceux de gauche, ont été éloquents au sujet de l’ensemble de la situation nationale : « La lutte contre la pandémie de coronavirus est venue nous rappeler brutalement que les États sont là pour protéger leurs citoyens. (…) que sans l’État “l’homme est un loup pour l’homme”. (…) Nous devons enfin reconnaître les limites de la sacro-sainte libre entreprise. La lutte contre la pandémie est venue nous rappeler que l’intérêt général peut justifier l’imposition de limites à toute activité humaine. »

Il devrait être clair pour les libéraux qu’il n’y a aucune possibilité de sauver leurs profits en cas d’urgence, sauf par le contrôle et la répression de l’État.

« Comprenez bien que c’est un moment d’exception, nous n’avons pas à tomber dans le faux dilemme de savoir si c’est la santé ou l’économie, une économie qui chancèle se relève toujours, mais une vie qui prend fin ne se relève plus », a déclaré le président argentin. Évidemment, avec une calculatrice en main, la bourgeoisie pense qu’il vaut mieux arrêter une grande partie de la production que de devoir faire face à un éventuel effondrement du système de santé. Dans des moments pas si exceptionnels, ce « dilemme » ne semble pas être si important, alors que des milliers de personnes meurent du cancer à cause de la pulvérisation de produits agrochimiques toxiques. Alors qu’un travailleur meurt toutes les 14 heures en raison de ce qu’ils appellent des « accidents du travail ». (5)

Dans cette crise sociale, aujourd’hui aggravée par la pandémie et fondamentalement par les mesures prises, nous devons lutter contre l’escalade de la répression et le silence complice des citoyens. Nous devons lutter contre la justification de toute exaction, que ce soit au nom de l’économie, de la « santé » ou de « l’unité de la nation ».

Santé publique et force de travail

Alors qu’il est très politiquement incorrect de défendre sans détours le progrès, les aspects les plus destructeurs de l’industrialisation, les armes « intelligentes », l’obsession de la vitesse ou du chronomètre, la médecine est souvent utilisée pour justifier les bienfaits du progrès et de la science, mettant en pratique l’idéologie de l’efficacité : on guérit de telle maladie quel qu’en soit le prix, même si la solution implique d’autres problèmes moins bénéfiques, même si la manière dont ils sont produits génère plus de maladies, même si des expérimentations brutales sont menées sur les humains et d’autres animaux. Malgré ce « coût élevé », on ne guérit pas la totalité des malades, et le même processus de non-guérison a rendu malade et tué plus de gens qu’on ne pouvait soigner. Ainsi, la prétendue efficacité ne l’est pas vraiment, c’est une tromperie non seulement en raison de ses conséquences à court et à long terme, mais aussi dans l’immédiat.

Pour la médecine institutionnelle, le malade est un élément passif, un patient (du latin patiens : souffrance) qui est reçu à l’hôpital comme une machine défectueuse qui a besoin d’une intervention efficace pour revenir à la normale. Même lorsque le médecin, l’infirmière ou l’étudiant veut agir autrement, les conditions sont si déterminantes qu’il est très difficile de sortir du moule (6).

De la même manière que la médecine fonctionne comme le meilleur alibi pour la science et le progrès, la santé publique défend l’État.

« Nous ne sommes pas des héros, nous sommes des travailleurs », disent ceux qui travaillent dans le domaine de la santé dans différentes parties du monde et qui subissent des journées de travail épuisantes face à la pandémie, avec des ressources limitées et des conditions de sécurité minimales. Ce martyre auquel les travailleurs sont soumis s’inscrit dans la logique sacrificielle que le Capital impose à la vie dans ce monde, même s’il veut nous vendre le contraire.

Lorsqu’on nous dit que la vie est la priorité, nous nous demandons avec incrédulité de quelle vie s’agit-il. Les spécialistes nous submergent souvent de chiffres comme le taux de mortalité infantile ou l’espérance de vie pour chanter les louanges du développement capitaliste. En l’occurrence, depuis des mois, ils nous martèlent avec trois chiffres par lesquels ils tentent d’éclipser tout autre aspect de la réalité : le nombre de malades, de morts et de personnes guéries du coronavirus. Ces chiffres ne disent rien des conditions de vie de la classe prolétarienne, de ce que nous étions avant et de ce que nous serons une fois la pandémie passée. Nous sommes assujettis à la subordination du qualitatif au quantitatif, du concret à l’abstrait.

Le fait que la vie puisse être réduite à des chiffres sur un écran est dû au fait que, sous la domination du Capital, la grande majorité des êtres humains n’ont d’importance que comme force de travail. Les systèmes de santé ont été transformés en fonction des besoins de reproduction de la force de travail au service de l’exploitation. Bien sûr, nous sommes confrontés à cette réalité et, de fait, notre présent est le produit des défaites successives de notre classe contre les assauts du Capital. Mais tant que nous devrons nous vendre en échange d’un salaire pour vivre, les pratiques en matière de santé ne peuvent pas échapper à la logique du rendement, en s’attaquant au symptôme et non à la cause, en cherchant à prolonger la vie utile, en prenant soin de la force de travail comme s’il s’agissait de n’importe quel autre moyen de production.

On entend à nouveau des slogans de gauche comme « notre vie vaut plus que leurs profits », ce qui nous rappelle à juste titre que la gauche ne vise pas à aller au-delà de la contestation de la valeur de notre force de travail, alors que ce qui est en jeu, c’est que rien dans la vie ne devrait avoir de prix ! Le démantèlement du système de santé au cours des dernières décennies est utilisé pour nous bombarder avec la critique du néolibéralisme, qui fonctionne de plus en plus comme un discours de défense de l’interventionnisme de l’État plutôt que comme un rejet du capitalisme. Les critiques des systèmes de santé de pays comme les États-Unis ou le Royaume-Uni, ainsi que leur rhétorique libérale qui se répète dans des personnages comme Bolsonaro, répondent aux besoins d’un fervent étatisme, où les chiffres du coronavirus semblent faire partie d’une répugnante guerre idéologique sur la façon de diriger l’État. Certains défendent même le gouvernement chinois et sa « capacité » à contrôler la maladie, au motif qu’il « n’est pas encore entièrement capitaliste ». La construction d’un hôpital géant en dix jours témoigne de la capacité de production terrifiante d’un pays, et non de son souci de la santé. En fait, la situation actuelle semble finir par être une opportunité pour la Chine de renforcer sa position économique sur le marché mondial.

L’article de Chuang nous avertit que le coronavirus (et sa propagation) « ne peut être compris sans tenir compte de la façon dont les dernières décennies de développement de la Chine dans et à travers le système capitaliste mondial ont façonné le système de santé du pays et l’état de la santé publique en général. (…) le coronavirus a pu s’installer et se propager rapidement grâce à une dégradation générale des soins de santé de base dans l’ensemble de la population. Mais précisément parce que cette dégradation a eu lieu au milieu d’une croissance économique spectaculaire, elle a été occultée derrière la splendeur des villes étincelantes et des usines massives. La réalité, cependant, est que les dépenses consacrées aux biens publics comme les soins de santé et l’éducation en Chine restent extrêmement faibles, alors que la plupart des dépenses publiques ont été consacrées aux infrastructures en briques et en mortier – ponts, routes et électricité bon marché pour la production. »

Face à un tel niveau de paupérisation des conditions minimales de survie dans toutes les régions du monde, associé à la détérioration de la situation actuelle, on renforce la proposition de réforme de l’État, de ses institutions, de ses politiques, en mettant en exergue la bannière de la santé publique. N’oublions pas que c’est l’État qui est soumis au développement économique et non l’inverse. Et que la santé et la vie ne seront au-dessus du profit que lorsque ce dernier sera balayé de ce monde.

« Nous sommes en guerre »

« La pandémie de COVID-19 est une crise sans pareille. Elle ressemble à une guerre, et elle en est une à de nombreux égards. Des gens meurent. Le personnel médical se trouve en première ligne. Ceux qui travaillent dans les services essentiels, la distribution alimentaire, la livraison et les services publics font des heures supplémentaires pour contribuer à l’effort. Et ensuite, il y a les soldats cachés : ceux qui combattent l’épidémie confinés chez eux, incapables de contribuer pleinement à la production.

Pendant une guerre, des dépenses massives dans l’armement stimulent l’activité économique et des dispositions spéciales garantissent la prestation des services essentiels. Dans la crise actuelle, les choses sont plus compliquées, mais le rôle accru à jouer par le secteur public constitue un élément commun. » (Une politique économique pour la guerre contre le COVID-19, extrait du blog du FMI)

Le président argentin a souligné que « nous nous battons contre un ennemi invisible ». Il n’y avait là rien de très original, puisque d’autres dirigeants ont fait de même. « Nous sommes en guerre », a déclaré le président Emmanuel Macron dans un discours au peuple français dans lequel il a défendu l’unité nationale. Le même président qui a réprimé la lutte des « gilets jaunes », laissant sur le carreau des éborgnées et des mutilés dans le cadre de leur répression non létale. (7) Pedro Sanchez, le président socialiste du gouvernement espagnol, a demandé à l’Union Européenne la mobilisation historique des ressources afin d’affronter le coronavirus avec le même prétexte : « Nous sommes en guerre ». C’est évidemment plus civilisé que de déclarer ouvertement la guerre à la population, comme l’a fait Sebastián Piñera l’année dernière au Chili. (8)

Claudio Belocopitt, l’une des personnes les plus riches d’Argentine, qui a choisi de ne pas accorder de congé parental payé aux employés de Swiss Medical, l’une de ses compagnies, a déclaré : « Nous sommes des acteurs de premier plan, mais nous ne sommes pas des metteurs en scène du théâtre des opérations. C’est une guerre. » Et il a ajouté : « Le président doit comprendre que nous allons tout lui donner. Tout ce qui est nécessaire. Mais nous devons travailler ensemble, c’est une guerre, nous devons travailler tous ensemble. »

Certains bourgeois évoquent la situation exceptionnelle pour licencier, pour ne pas payer des journées de travail et réduire les salaires, d’autres préfèrent reconnaître ouvertement la guerre de classe et désigner leurs alliés.

Le secrétaire général des Nations-Unies, Antonio Guterres, a déclaré que la pandémie de coronavirus « est la crise la plus complexe à laquelle le monde ait été confronté depuis la Seconde Guerre mondiale ». Les comparaisons semblent excessives, et nous commençons à nous demander pourquoi on insiste tant sur la rhétorique de la guerre.

La guerre constitue la réponse la plus drastique du Capital à ses crises de valorisation. Lorsque d’autres mécanismes tels que le capital fictif, les restructurations productives et les crises économiques successives ne permettent pas une réactivation suffisante, c’est la guerre qui ouvre la voie à une nouvelle phase de valorisation plus durable. Le capital atteint le point paradoxal d’avoir besoin d’une dévalorisation brutale afin de donner une nouvelle impulsion à la valorisation.

Nous soulevons ce point parce que beaucoup sont surpris que dans ce contexte de pandémie, tant d’entreprises se soient pliées sans trop se plaindre aux injonctions gouvernementales quant à l’arrêt de la production, avec les pertes économiques que cela implique. Ce fait semble être le meilleur argument pour nous faire croire que « nous sommes tous dans le même bateau », que la vie passe effectivement avant le profit.

Nous pensons qu’il est nécessaire de se demander si ce scénario de guerre mondiale face à la pandémie, de licenciements massifs, d’ajustement, de confinement, de répression et de contrôle social, de reconfiguration de divers secteurs de l’appareil de production, de transformation et de paupérisation des formes de travail et d’emploi, ne répond pas uniquement à un besoin inhérent à l’économie en crise, qui a trouvé dans le coronavirus l’ennemi idéal pour justifier une série de mesures sur lesquelles fonder la relance tant attendue (9).

Comme nous l’avons dit précédemment à propos de la contre-insurrection, tant « l’ennemi invisible » que les mises en scène de « l’ennemi intérieur » favorisent l’implantation et l’expansion dans les territoires de systèmes de contrôle et de répression nouveaux ou améliorés. Si la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens et que la question de la santé est définie comme la politique prioritaire, la santé revêt le statut de guerre. Ce qui ne change pas, c’est que la guerre ne fait qu’exprimer l’économie par d’autres moyens. Et ceux qu’on envahit, qu’on discipline, qu’on réprime et qu’on massacre, ce sont toujours les exploités et les opprimés.

Nous voyons à quel point cette société de concurrence et de violence fait face à tout événement comme s’il s’agissait d’une guerre. Même face à un virus, on agit tactiquement en termes de défense, d’attaque et de domination. Une maladie peut apporter la souffrance, la mort et la douleur, mais cela n’en fait pas une guerre. Et on ne la combat pas avec des armes, des chars et des voitures de police comme le font les États du monde. Nous devons l’affronter dans sa totalité, unis et forts, ce qui est impossible dans le confinement et la terreur auxquels nous sommes soumis.

Les « dommages collatéraux » de cette soi-disant guerre sautent aux yeux. Le président de l’Uruguay, Luis Lacalle Pou, a déclaré que ce qu’on qualifie de féminicides sont des « dommages collatéraux » imposés par la quarantaine. Dès le premier jour du confinement obligatoire, on a commencé à compter le nombre de femmes assassinées à leur domicile par leur mari ou leur compagnon. Mais il existe bien d’autres « dommages collatéraux » impossibles à compter : les agressions intrafamiliales « non létales », les abus sexuels, les cas de dépression et de détérioration de la santé mentale, la solitude imposée, la surpopulation, la souffrance que le confinement représente pour les enfants.

Ainsi, ce qui aggrave davantage les conditions de vie du prolétariat mondial, ce n’est pas seulement un virus, mais la panique induite par la terreur d’État, le confinement, l’isolement, la criminalisation des relations directement humaines et donc nécessairement corporelles, la répression ouverte et la militarisation. Des conditions brutales que, « face à l’horreur du virus », le Capital impose dans les villes, dans les campagnes, dans les quartiers prolétariens, dans les hôpitaux, les prisons, les hôpitaux psychiatriques et les camps de réfugiés. Tout cela s’ajoute au chômage, aux dettes et à la misère qui, à brève échéance, va exploser ; ce qui montre que le remède aggrave la maladie.

L’isolement total ou partiel de nos proches implique la suspension des liens affectifs qui font notre vie. Non seulement cela nous affaiblit émotionnellement, mais cela nous livre également à la merci de l’étrange compagnie de divers appareils technologiques. Des écrans, tactiles ou non, qui nous bombardent de leur surinformation et qui servent de médiateur entre le monde et nous, ne nous maintenant en contact que par la virtualité. L’inactivité du confinement nous conduit à un épuisement physique et par conséquent également à un lent épuisement psychologique. De même, l’incertitude sur l’avenir et la panique dominante nous épuisent émotionnellement, ce qui produit également une fatigue physique. Il convient de rappeler que dans les guerres de ces dernières décennies, les morts, les malades et les suicidés de l’après-guerre sont deux fois plus nombreux que ceux qui sont tombés lors du conflit.

Le coronavirus n’a pas provoqué la crise économique

Mais il aggrave l’horizon des prévisions faites par les économistes bourgeois, dans la mesure où le plan visant à juguler le virus à l’échelle mondiale est réalisé au prix d’un ralentissement encore plus marqué de l’activité économique.

Comme l’a récemment souligné Raul Zibechi dans son article Le coronavirus comme couverture de la crise systémique : « la conjonction de la guerre commerciale, du Brexit, de la dette publique et privée et des inégalités croissantes faisait déjà des ravages lorsque le coronavirus est apparu. L’épidémie n’est donc pas la cause de la crise économique mais son catalyseur. » Il va sans dire que les dirigeants du monde, en particulier ceux des pays économiquement émergents, peuvent utiliser la pandémie comme explication de la crise économique et des mesures exceptionnelles qui en découlent.

Cependant, dès janvier de cette année, le Fonds Monétaire International a publié ses prévisions lors de la 50ème réunion annuelle du Forum Économique de Davos, révisant et corrigeant avec des valeurs plus faibles que prévues ses précédentes prévisions de croissance pour 2020-21. Sa principale conclusion est que l’économie mondiale se trouve dans une situation « dangereusement vulnérable ». Lors de ces réunions, le FMI analyse l’évolution de l’activité économique mondiale selon ses différents aspects politiques, commerciaux, géopolitiques et culturels, ainsi que les catastrophes « naturelles » qui s’aggravent (ouragans, incendies, inondations et sécheresses).

Enfin, un fait non négligeable concernant le « ralentissement économique » est le développement de protestations sociales massives au cours de l’année 2019 (10). La situation vécue dans une vingtaine de pays, dont certains que nous avons mentionnés, a pris un autre tour, compte tenu de l’expérience de contrôle social que nous connaissons dans près de 200 pays.

Plusieurs économistes s’accordent à dire que depuis la fin de la crise de 2008-2009 et jusqu’à l’année dernière, la situation de l’économie mondiale n’est pas celle d’une dépression ou d’une récession, mais pas non plus celle d’une forte croissance. Les économies de la zone euro et du Japon sont restées stagnantes ; la croissance a été faible aux États-Unis et au Canada et relativement forte dans les pays retardataires. Depuis 2009, on observe une période prolongée de croissance mondiale faible ou de semi-stagnation, et de sous-investissement.

L’apparition du coronavirus s’inscrit dans cette situation financière particulière et cette faible accumulation, dans laquelle la contraction de la production et de la demande, ainsi que l’exacerbation des difficultés financières, ont un effet de retour et d’amplification sur la crise elle-même.

Avec le ralentissement économique en cours, il est très probable que notre exploitation ne s’aggrave. Les temps sont à l’augmentation du chômage, à la baisse des salaires et à la détérioration des conditions de vie.

Du travail, du travail, du travail !

La crise va aggraver les conditions de travail. Elle aura des effets négatifs considérables pour les nouveaux arrivants sur le marché du travail et les salariés en général. Selon une évaluation de l’OIT, on estime qu’entre 5,3 et 24,7 millions de personnes vont perdre leur emploi, tandis que 22 millions ont été licenciées du fait de la crise financière mondiale de 2008-2009.

L’OIT estime également qu’entre 8,8 et 35 millions de personnes supplémentaires seront en situation de précarité professionnelle à travers le monde, par rapport à l’estimation initiale pour 2020 qui prévoyait une baisse de 14 millions au niveau mondial.

Le sous-emploi devrait également augmenter de manière exponentielle, étant donné que les conséquences économiques de l’éclosion du virus se traduiront non seulement par des réductions des heures de travail et des salaires, mais aussi par des transferts vers d’autres domaines d’activité.

Actuellement, le Capital se restructure, en soumettant la classe prolétarienne sous prétexte humanitaire, afin de s’adapter aux nécessités d’accumulation et de reproduction.

La destruction capitaliste crée de nouveaux produits et de nouvelles opportunités de marché, comme le secteur de la biotechnologie, qui jusqu’à présent est extrêmement concentré en Asie, notamment en Israël. Les livraisons à domicile se développent et le commerce sur Internet a également pris une telle ampleur qu’il a conduit Amazon, par exemple, à rechercher 100 000 travailleurs supplémentaires pour ses entrepôts aux États-Unis afin de répondre à la demande croissante.

Le « télétravail » devient également de plus en plus répandu. Les portails Internet fournissent des informations et des conseils pour l’installation du bureau à domicile. Ce sera certainement moins coûteux de faire travailler les employés à domicile que sur leur lieu de travail, tandis que les logiciels permettent un contrôle efficace.

Peu importe qui paie et risque sa vie dans cette crise, qui n’est pas une crise mineure, les employeurs détériorent systématiquement les conditions de travail dans les emplois dits « essentiels ». Dans tous les cas, les négociations sur les salaires et les conditions de travail sont reportées et la flexibilisation se développe d’une manière impensable auparavant. On prépare des réductions de salaire tandis que les suspensions de salaires sont en augmentation.

Retour à la normale ?

Il s’agit évidemment d’une situation critique qui, imposée de haut en bas, nous trouve hyper-atomisés. Par conséquent, avant d’agiter des slogans ou d’élaborer des projets de lutte sociale, rappelons que cette situation n’a pas été déclenchée par des luttes grandes ou petites, mais par le traitement administré par une poignée d’États afin de contrer une maladie qui commençait à se répandre.

Il y a bien sûr ceux qui voient le vrai visage de cette société lorsqu’un tel choc – relativement brusque et surtout proche – se produit. D’autres ont déjà perçu et énoncé les caractéristiques de la société capitaliste tout entière. Eh bien, il est temps de se rencontrer et de réfléchir ensemble. Ce n’est pas le moment de suspendre la réflexion ou l’action simplement parce que nous devons nous isoler, nous désinfecter et nous enfermer. D’autre part, la réflexion en milieu confiné conduit à des conclusions restreintes. S’il y a toujours un moment de réflexion personnelle, ce n’est pas suffisant. Même la soi-disant connaissance de soi doit également inclure les autres.

La bourgeoisie reconnaît dans de nombreux articles de sa presse qu’« il n’y aura pas de retour à la normale » et ce sera évidemment au profit du Capital. Le tableau n’est pas rose. (voir encadré)

Ce coup brutal porté mondialement au prolétariat a renforcé l’isolement, l’individualisme, la méfiance mutuelle, mais il a aussi supprimé des millions d’emplois d’un seul coup, au risque de modifier les formes du travail comme le Capital l’a fait à plusieurs reprises depuis ses origines. Enfin, le confinement et les contacts réduits au virtuel ont été prolongés pendant de longues semaines, où des millions de personnes ne pouvaient pas se rencontrer, se toucher ou se sentir, mais restaient connectées. Nous soulignons à nouveau que dans cette quarantaine mondiale, les relations directement humaines et donc nécessairement corporelles ont été criminalisées.

De leur côté, des milliers de patrons ont enfin pu réduire leurs coûts en envoyant leurs employés travailler à domicile. Beaucoup d’autres ont été renvoyés chez eux sans travail ou sans salaire. Les États intensifient leurs techniques et technologies de contrôle. Augmentation du contrôle des déplacements, des applications pour smartphones, de la surveillance du comportement et des tests de santé obligatoires. Il n’est pas étonnant que la Chine commence également à exporter, et dans ce domaine elle est en avance, son système d’État méritocratique développé grâce à la technologie afin de mesurer la « valeur sociale » de chaque citoyen.

Le système de crédit déjà mis en place en Chine est rendu possible par la combinaison et l’intégration de diverses technologies telles que le big data, la reconnaissance faciale et le contrôle de l’Internet, aidées en outre par plus de 600 000 caméras de surveillance à intelligence artificielle. C’est ce qu’ils appellent cyniquement « le communisme ».

La plupart des gouvernements nationaux sont sortis renforcés d’une situation sanitaire défavorable à laquelle ils n’ont pu répondre que par la répression et le confinement. Et la notion d’État en est ressortie davantage renforcée, parce que soit il a fait ce qu’il fallait, soit quelqu’un d’autre viendra et assumera ses tâches.

Jusqu’à présent, la principale réaction des citoyens, de gauche comme de droite, a été de réclamer à l’État d’être efficace dans ses mesures sanitaires (appelant au renforcement de l’isolement, de la quarantaine et, si nécessaire, de la répression). En outre, bien que dans une moindre mesure, ils réclament de l’eau potable et de la nourriture, l’arrêt des licenciements, le paiement des salaires, de meilleures conditions pour ceux qui doivent travailler durant cette quarantaine, et ils revendiquent même la cessation de paiement des loyers et des impôts. Mais réclamer l’isolement et/ou le confinement n’est pas le meilleur scénario pour imposer nos besoins. Plus encore qu’en d’autres occasions, il n’y a pas de lutte, mais plutôt des revendications qui renforcent la légitimité de l’État.

Mais tout n’est pas que paix et silence. C’est dans cette situation que commencent les grèves dans l’industrie automobile en Espagne, en Italie et au Canada. Les travailleurs d’Amazon en France, en Espagne et aux États-Unis protestent en raison des conditions d’exploitation. Il y a des grèves des loyers et des occupations dans certaines villes des États-Unis.

Il y a également eu des pillages dans différents pays, et des émeutes dans des prisons et des centres de détention en Italie, France, Espagne, Allemagne, au Liban, en Argentine et au Brésil, entre autres.

Et il ne semble pas que cela aille en s’apaisant, mais plutôt en s’accroissant. Malgré la peur, la méfiance et le contrôle, la solidarité ne se fait pas attendre, pas plus que l’auto-organisation pour lutter contre les conséquences sociales d’une pandémie dans un monde capitaliste. Mais les réseaux publics ou privés entre voisins, amis et proches ainsi que les cantines populaires sont encore minoritaires. La question est de savoir comment nous pouvons éviter que ces luttes ne soient étouffées par le désespoir ou qu’elles ne soient que de simples gestes limités dans le temps et l’espace.

D’un point de vue radical, pour aller à la racine du problème, il ne s’agit pas de proposer des mesures que l’État et le reste de la bourgeoisie devraient prendre afin de simplement remplir leur fonction, mais d’imposer nos besoins, nonobstant l’État, qui n’est là que pour faire prévaloir le profit sur la vie.

En admettant que la vie sous le Capital est une vie de mort, de pandémies, de maladies produites par ce mode de production, nous devons commencer à agir et à penser à la manière de lutter contre ces conditions de vie dans ce nouveau scénario. Nous devons réfléchir aux raisons pour lesquelles la bourgeoisie, avec les États aux commandes, s’est lancée dans ce genre de mesures dans ce cas particulier. Et bien sûr, nous devons discuter de ce qu’il faut faire, de la manière de combattre l’abrutissement médiatique et, surtout, de la manière de contrecarrer l’austérité et le contrôle accrus qui s’annoncent.

Par ailleurs, cet arrêt généralisé de la production et de la circulation a entraîné des changements drastiques qui, même s’ils ne dureront pas longtemps, peuvent nous procurer quelques indices. Il y a eu une réduction drastique des émissions de gaz polluants et à effet de serre, avec pour conséquence une amélioration de la qualité de vie des personnes qui vivent dans les régions touchées, et même une diminution du nombre de maladies respiratoires pour cette raison. Par exemple, il y a eu une réduction significative des accidents de la route et des prétendus « accidents du travail », dont les chiffres « normaux » de décès n’ont rien à envier à ceux d’une pandémie. Cette situation inattendue devrait nous amener à réfléchir sur la corrélation existante entre le fait de nourrir le monstre de l’économie et la destruction de l’habitat où nous vivons, ou du moins nous devrions essayer. Au fil de la quarantaine, l’air se purifie et l’eau devient claire comme du cristal. Nous ne sommes pas dupes, nous sommes conscients que ces phénomènes sont limités et exceptionnels, et qu’ils se produisent en même temps que la monoculture, les mégaprojets miniers, l’exploitation forestière et tant d’autres nuisances, qui n’ont pas cessé. Nous voyons et constatons simplement comment le monde peut être transformé en si peu de temps.

Malheureusement, comme c’était la décision de l’État de paralyser l’économie dans certaines régions, le pouvoir de tout redémarrer appartiendra également à l’État, et pour cette raison, les avantages momentanés d’une telle suspension seront également annulés en quelques jours. Cependant, des enseignements sont à tirer de ces exemples sur les priorités d’un système dans lequel la production de valeur règne en maître sur la santé des personnes comme sur celle de l’écosystème de la terre. Et cela nous pousse à affirmer que le système productif actuel doit être démantelé pour la survie de l’espèce.

La réalité est tellement perverse que, confinés et craintifs, ce que nous souhaitons, c’est de revenir à la normalité ; mais comme on le clame partout dans toutes les régions en révolte (dont l’énergie insurgée a été momentanément mis en sourdine par toutes les mesures sanitaires et répressives) : La normalité c’est le problème !

(1) Discussing the Covid-19 regime from a revolutionary working class perspective in seven steps – Angry Workers of the World, disponible en français sous le titre Sur les mesures politiques liées au Covid 19 : quel point de vue de classe ?.

(2) El terror a lo invisible, Susanna Minguell

(3) Comme nous l’avons dit, ceci peut être lu dans leurs documents publics. Voir le livre Eserciti nelle strade [L’armée dans les rues] par le collectif italien Rompere le Righe, publié initialement en 2010 [également disponible en espagnol : Ejército en las calles] et sous-titré précisément : Certains aspects du rapport de l’OTAN « Opérations urbaines en l’an 2020 ».

(4) Voir la note complète dans Conclusión

(5) C’est le chiffre atteint par Basta de asesinatos laborales dans leur rapport annuel de 2019.

(6) Extrait du point Ciencia y enfermedad [Science et maladie], dans Cuadernos de Negación nro. 8: Crítica de la razón capitalista.

(7) Voir La Oveja Negra nro. 68: Heridas internacionales

(8) Voir La Oveja Negra nro. 66: En tiempo de revueltas: Chile y Ecuador

(9) Nous recommandons à cet égard le pamphlet de Proletarios Internacionalistas : Contre la pandémie du capital, révolution sociale !

(10) À cet égard, nous recommandons la publication A propósito de las revueltas de 2019 [À propos des révoltes de 2019], publiée par la bibliothèque La Caldera de Buenos Aires.

Encadré/ « Il n’y aura pas de retour à la normale »

En 1972, un groupe d’experts du Massachusetts Institute of Technology (MIT) a publié un rapport, commandité par le Club de Rome, intitulé The Limits to Growth [Les limites à la croissance], détaillant les catastrophes écologiques, climatiques et sociales que le développement capitaliste nous réservait. Il y a quelques jours, un expert du MIT a publié un article intitulé We’re not going back to normal [Il n’y aura pas de retour à la normale] où il nous explique, sur un ton classique serein et neutre, comment cette pandémie va changer nos vies :

« Nous ne savons pas exactement à quoi ressemble cet avenir proche, bien sûr. Mais on peut imaginer un monde dans lequel, pour prendre un avion, il faudra être inscrit à un service qui trace vos déplacements via votre téléphone. Sans savoir où vous êtes allé, la compagnie aérienne recevrait une alerte si vous étiez à proximité de personnes infectées connues ou de points chauds de la maladie. Les mêmes exigences s’appliqueraient à l’entrée des grandes salles de spectacles, des bâtiments gouvernementaux ou des centres de transport public. Il y aurait des scanners de température partout, et votre entreprise pourrait exiger que vous portiez un moniteur qui surveille votre température ou d’autres signaux sanitaires du même type. Si les boîtes de nuit demandent déjà une preuve de majorité, elles pourraient à l’avenir exiger des preuves d’immunité virale – une carte d’identité ou une sorte de vérification numérique via votre téléphone, montrant que vous avez déjà récupéré ou été vacciné contre les dernières souches de virus.

Et nous nous adapterons à ces mesures. Nous les accepterons, comme nous avons accepté les contrôles de sécurité de plus en plus stricts dans les aéroports après les attaques terroristes. La surveillance intrusive de nos vies sera considérée comme un prix acceptable à payer pour jouir en sécurité de la liberté d’être avec d’autres personnes (saines).

Mais comme toujours, le coût réel de cette surveillance sera supporté par les plus pauvres et les plus fragiles. Les personnes qui ont moins accès aux soins de santé ou qui vivent dans des zones plus exposées aux maladies seront désormais aussi plus fréquemment exclues des lieux et des possibilités ouverts aux autres. Les travailleurs de l’industrie du spectacle – des chauffeurs aux plombiers en passant par les professeurs de yoga indépendants – verront leur emploi devenir plus précaire encore. Les immigrés, les réfugiés, les sans-papiers et les anciens détenus seront confrontés à un autre obstacle pour s’intégrer dans la société.

En outre, à moins que ne s’imposent des règles démocratiques strictes sur la manière dont le risque de maladie ou de contagion d’une personne est évalué, les gouvernements ou les entreprises pourraient choisir des critères très divers : vous pourriez être considéré à haut risque si vous gagnez moins de 50 000 dollars par an, si vous faites partie d’une famille de plus de six personnes et si vous vivez dans certaines régions du pays, par exemple. Cela crée des possibilités de biais algorithmiques et de discrimination cachée, comme cela s’est produit l’année dernière avec un algorithme utilisé par des assurances de santé américaines, et qui s’est avéré favoriser – par inadvertance – les Blancs.

Le monde a changé à de nombreuses reprises. Il change à nouveau. Nous devrons tous nous adapter à une nouvelle façon de vivre, de travailler et de nouer des relations. Mais comme en tout changement, certains auront plus à perdre que d’autres… »

Encadré/ Pas besoin de conspiration

De nombreuses « explications » de l’émergence de la pandémie ont été alimentées par des idées paranoïaques de conspiration ainsi que par des préjugés racistes. Les partisans des premières ne comprennent pas les États comme les garants d’un ordre mondial qui nous tue, nous affaiblit et nous rend malades, mais comme des personnages obscurs qui doivent introduire certaines maladies afin que nos vies soient vraiment horribles. Il est évident qu’une telle conspiration n’est pas nécessaire. Les États se coordonnent effectivement entre eux, même discrètement, pour maintenir cet ordre qui profite à certains et ruine la vie du plus grand nombre.

Nous vivons dans un système où les personnes occupant des postes de décision et de gestion sont, pour la plupart, parfaitement interchangeables, ce qui signifie que le véritable problème se situe au niveau du système lui-même, et non des « acteurs ». Dire cela n’a rien de nouveau, comme dire que le capitalisme entraîne la guerre, la faim et la crise sans qu’il soit nécessaire que quiconque dans l’ombre, que des groupes cachés et occultes ne provoquent ces faits (1).

Bien que les « théories » du complot soient étroitement liées au racisme, il existe une explication directement raciste qui repose sur un préjugé socioculturel : le prétendu goût des Chinois pour la consommation d’aliments étranges comme la soupe aux chauves-souris. Ces deux tentatives d’explication oublient la dimension sociale de la question.

Le citoyen obéissant a peur d’un virus qu’il pense venir de l’extérieur, car pour lui le mal vient toujours de l’extérieur, c’est un problème extérieur. Il a peur d’un virus, du grec ἰός toxine ou poison. « Toxique », un mot tellement à la mode qu’il exprime tout ce qui est censé être extérieur à l’individu et qui le terrifie. Ainsi, les relations sont qualifiées de toxiques, les gens qui vous déplaisent sont toxiques, et ceux d’entre nous qui protestent sont toxiques. Ainsi, l’individu, lavé de tout soupçon, n’assume aucune responsabilité pour le monde dans lequel il vit et évite de se mêler aux autres afin de ne pas être intoxiqué.

(1) Hay algo más allá de nuestras narices. Crítica a las teorías de la conspiración. Mariposas del caos, 2009.

Encadré/ Il n’y a pas de « snobs », il y a des classes sociales

On tente d’expliquer non seulement la propagation du virus, mais aussi ses conséquences sociales. Cette explication, qui vire parfois au réquisitoire, nous dit que c’est une maladie de « snobs » qui la propagent en partant en vacances dans le monde entier. On parle de plus en plus de classe, non pas pour parler de l’antagonisme de classe existant, mais de classes socioculturelles. La classe sociale est ainsi réduite aux goûts personnels d’un secteur de la société et semble être devenu un état d’esprit plutôt qu’une condition matérielle d’existence. Bien qu’aujourd’hui cela semble très lointain, c’était il y a un mois, la bande de rugbymen qui avait battu à mort Fernando Baez Sosa à la sortie d’une discothèque de Buenos Aires était presque la seule nouvelle qui circulait dans les médias. Dix personnes sont accusées de ce meurtre, dont huit sont en détention. C’est une histoire où les gentils sont gentils et les méchants sont méchants. Fernando est un petit-fils d’immigrants, mais il est né en Argentine, d’une famille ouvrière. Et les joueurs de rugby étaient désagréables, se réjouissant de leur violence, racistes et issus de ce que l’on considère comme la classe moyenne supérieure. D’aucuns ont voulu y voir une forme de préjugés de classe. Et il peut y avoir un peu de çà, mais comme pour ceux qui viennent de pays étrangers, c’est un préjugé de classe sociologique.

On ne parle pas ici des classes en termes d’exploitation capitaliste, mais d’un point de vue culturel et identitaire. D’autre part, il s’agit d’un préjugé de classe qui gravite autour de ce qui est considéré en Argentine comme la classe moyenne. Lorsque le racisme des rugbymen est pointé du doigt (« sale nègre, on va te tuer »), leur préjugé de classe est immédiatement mis en évidence, mais c’est un préjugé de classe de jeunes qui ne viennent pas de la plus haute bourgeoisie et on ne sait même pas s’ils viennent de la bourgeoisie, c’est un préjugé de classe de certains snobs. Pour sa part, la famille de Fernando n’est pas non plus pauvre ou marginale, comme la majorité des jeunes qui sont assassinés dans ce pays, la plupart du temps par les forces de sécurité de l’État, ou dans les crimes commis par des narcotrafiquants ; c’est pourquoi, cela a sûrement suscité une plus grande empathie.

Il se peut que « l’idéalisation de la quarantaine soit un privilège de classe ». Parce que la maladie, la peur de la maladie ou l’obligation du confinement ne sont pas les mêmes pour tous les citoyens sur le territoire argentin, ni dans aucune autre partie du monde. Nous sommes égaux devant la loi, ce qui signifie toujours être complètement différents face à son application et ses conséquences.

Mais étant donné l’insistance sur les « privilèges de classe », nous devons tenir compte de ce que l’on entend par classe, de ce que l’on entend par privilège et de la provenance des classes et des privilèges. Dans ce sens, il convient de prêter attention à la composition de classe capitaliste, de la comprendre de manière profonde et critique, et de ne pas répéter des slogans qui font appel au sens moral, précisément au sens judéo-chrétien et capitaliste. Si nous laissons de côté la question de l’exploitation, de l’oppression et de la domination, nous ne comprendrons pas dans quelle société nous vivons. Et nous finirons par voir des snobs d’un côté et des pauvres de l’autre côté, sans aucun mode de production et de reproduction. C’est pourquoi d’aucuns pensent que nos dirigeants ne sont pas des snobs, mais qu’ils seraient avec le peuple. La critique facile de personnages comme Macri ou Bullrich du gouvernement précédent, ou la critique envers les snobs violents et irresponsables, occulte la nécessité de critiquer les bourgeois et les politiciens en tant que fonctionnaires du Capital et de l’État. Un classisme progressiste qui ne vise que les individus et non les rapports sociaux est non seulement superficiel, mais très favorable à l’ordre dominant.

Nouveaux titres : Contagion sociale – Guerre de classe microbiologique en Chine (Chuang)

Contagion sociale – Guerre de classe microbiologique en Chine présente une analyse complète, percutante et indispensable des causes de la crise sanitaire actuelle du COVID-19, et de ses conséquences pour la Chine et le reste du monde.

Le 19 mars, alors qu’un isolement massif était imposé à la région argentine, nous terminions la préparation de la première publication [en espagnol] de cet article sous forme de livre avec notre projet éditorial Lazo Ediciones. En raison de la quarantaine, il n’a pu jusqu’à présent circuler que dans sa version numérique, rendant toutefois possible de nombreuses conversations dans des espaces virtuels.

Publié à l’origine par le groupe Chuang le 26 février de cette année, quelques semaines avant que la quarantaine ne soit appliquée dans le reste du monde, l’article n’a pas perdu de sa pertinence et possède la clarté requise pour aborder la question dans sa complexité.

Le texte met en lumière la réalité sociale et les transformations résultant du développement économique des dernières décennies par lequel la Chine est passée d’une « économie d’État planifiée isolée à un centre de production capitaliste intégré ». Dans sa description sociale de la ville de Wuhan, foyer initial de la maladie, le texte parvient à caractériser les conditions dans lesquelles la vie se reproduit dans les principaux complexes industriels urbains de cette vaste région. Ainsi, il montre que la prolifération de nouveaux virus est intimement liée à la profonde détérioration, inhérente au capitalisme, de notre étroite relation en tant qu’espèce avec l’environnement naturel non humain.

D’autre part, l’analyse des politiques de l’État totalitaire chinois, à l’avant-garde dans plusieurs aspects de la technologie mise au service du contrôle social, nous permet de réfléchir à l’impact sur la population des mesures d’isolement et de quarantaine, qui ont été initialement prises en Chine et ensuite reproduites pratiquement partout dans le monde.

Et sous nos latitudes, que savons-nous de la Chine ? Nous connaissons l’énorme puissance avec laquelle elle produit et consomme des marchandises. Nous savons également qu’elle est la principale destination de la production agricole dans notre région. Les produits fabriqués en Chine font partie des maisons, des bureaux et des ateliers partout sur la planète. Mais en même temps, la région a connu des conflits intenses. L’actualité économique mondiale et ses tendances à la récession nous invite à réfléchir aux conséquences des actions potentielles de sa classe ouvrière. Ce qui se passe alors dans les centres urbains et les zones rurales est d’une importance vitale pour nous tous.

Chuang apporte une grande contribution à cet égard. Ce groupe communiste en Chine est tout à la fois critique du « capitalisme d’État » du Parti Communiste Chinois et de l’opposition libérale des mouvements de « libération » à Hong Kong. En plus des articles du blog, ils publient une revue thématique sur leur site web, qui a déjà une édition anglaise.

C’est le premier texte de ce groupe traduit en espagnol [plusieurs textes existent par contre en français]. Nous espérons publier bientôt la version papier, et que ce livre soit une raison de plus pour la rencontre, l’exercice de la critique radicale et la nécessaire réflexion anticapitaliste.

Le livre complet est disponible sur notre site web : lazoediciones.blogspot.com. [La version originale en anglais est disponible sur le blog de Chuang et sa version française sur le blog de Dndf]

Source en espagnol : https://boletinlaovejanegra.blogspot.com/search/label/nro.69?m=0
https://www.mediafire.com/file/1qybqqjuj035kqg/laovejanegra69rosario.pdf

Traduction française : Los Amigos de la Guerra de Clases

 

Boletín La Oveja Negra nro.69 : Coronavirus et question sociale

Place vide

Chers amis,

Je vous écris à la suite des lettres diffusées récemment sur Ill Will Editions, et de leurs tentatives de penser à partir de la crise actuelle. Il m’est apparu qu’un certain nombre d’entre elles révélaient une asymétrie entre deux lignes, qui pourtant se recoupent : d’un côté, la crainte compréhensible que les formes de contrôle social actuellement mises en œuvre soient maintenues bien au-delà de la pandémie (un peu comme après le 11 septembre) – une préoccupation qui porte sur le pouvoir étatique ; de l’autre, la force d’interruption du virus qui, telle une puissance non humaine, se propage et opère à travers nous, en deçà et au-delà des mesures économiques prises par les gouvernements, au moyen desquelles les élites politiques s’efforcent de maintenir un contrôle et une autorité au vernis de plus en plus terne (à l’apparence toujours plus sinistre). Comme l’aborde Orion dans sa lettre, lorsqu’il décrit le virus comme une  force qui a « construit sa propre temporalité, qui a tout immobilisé » : il s’agit d’un pouvoir « capable d’aller au-delà de ce qu’ont pu donner à voir les insurrections, et réellement capable d’arrêter l’économie ». Deux types de pouvoir, deux lignes de force asymétriques. Nous, qui n’avons jamais été des amis de leur « normalité», comment allons- nous analyser ce recoupement ?

Je vous écris depuis le Chili. L’arrivée de la pandémie dans le contexte d’une insurrection toujours en cours offre l’occasion de réfléchir aux formes que le contrôle (social) et les crises politiques prennent aujourd’hui. On pourrait croire que notre situation est la même que partout : le gouvernement chilien a suivi l’exemple des gouvernements du monde entier en déclarant l’état d’urgence nationale pour répondre à la pandémie. Cet état d’exception est d’ailleurs le troisième que le gouvernement a déclaré au cours de la dernière décennie, après ceux déclarés dans le cadre du soulèvement d’octobre, mais aussi du tremblement de terre de 2010. Par deux fois cette année, la proclamation de l’état d’urgence a conduit à confier le maintien de l’ordre publique à l’armée, qui n’a pas hésité à mettre en place un couvre-feu nocturne et des postes de contrôle pour limiter et surveiller les mouvements.

Sommes-nous passés d’une forme de crise à une autre ? Si c’est la cas, la distinction importante ne réside pas entre états de normalité et d’exception, ou entre le rôle de la loi et celui des mesures d’urgence. Les vrais questions à se poser, devant cette transformation, sont : qui contrôle le territoire, et comment l’habitons-nous ? Quelles sont les conditions qui rendent difficile le fait de donner une réponse à cette question? On ne peut observer des continuités ou des ruptures qu’en se penchant sur l’expérience des territoires habités collectivement. Je voudrais partager avec vous quelques exemples de telles expériences, à travers différents portraits de la vie quotidienne qui donnent une idée de la myriade de réponses à la pandémie apportées par des personnes et des institutions.

Application variable

Le 15 mars 2019, pendant une conférence de presse nationale retransmise en direct, le Collège de (des ?) Médecins a critiqué le Ministère de la Santé pour avoir appliqué improprement ses protocoles. Lorsque le gouvernement n’est pas parvenu à contrôler l’épidémie qui a commencé à Santiago, les médecins du Collège ont demandé à tous les habitants d’entreprendre une quarantaine totale de 14 jours : plus de travail, plus d’école, plus des sorties de la maison. Plusieurs (de nombreuses?) personnes ont suivi leurs indications – les propriétaires de bars et de boîtes de nuit ont fermé leurs activités, au nom de la responsabilité collective, et les employés des centres commerciaux se sont mis en grève, ont organisé des piquets sur leurs lieux de travail et ont manifesté dans la ville jusqu’à obtenir une fermeture administrative.
C’est seulement à partir du 20 mars que le gouvernement chilien a enfin appliqué les mesures de quarantaine à Santiago, notamment une quarantaine totale dans les quartiers les plus atteints par le COVID-19, c’est-à-dire les quartiers les plus riches et l’hyper-centre-ville. Les habitants des zones en quarantaine doivent remplir un formulaire sur le site de la préfecture, et télécharger un permis temporaire. Dans ce formulaire, il faut sélectionner une option dans la liste des raisons qui permettent de sortir de chez soi, et déclarer sa destination. On peut demander un permis de 4 heures deux fois par semaines pour les nécessités de base, un permis de 12 heures pour un rendez-vous médical, et un autre de 30 minutes pour promener son chien. Les travailleurs « essentiels » peuvent requérir un laissez-passer, qui permet de se déplacer pendant le couvre-feu et de passer les cordons sanitaires militaires. Au début de la quarantaine, des longues queues se formaient en dehors des commissariats pour demander les laissez-passer.

Autour des zones de quarantaine de Santiago, il y a seulement une douzaine de points de contrôle. On a rapidement réalisé qu’on pouvait éviter la poignée de carabinieros postés à ces endroits. De fait, ceux qui ont décidé de rester à la maison dans les zones de quarantaine l’ont fait pour respecter les recommandations des médecins, plutôt que les mesures officielles.

D’un autre côté, les mesures de quarantaine n’ont pas été étendues aux combatifs « poblaciones », dont provenait la majorité des participants au soulèvement d’octobre 2019. Ces quartiers à la périphérie de la ville sont nés de mouvements d’occupation dans les années 1950 et 1960 : les occupants ont construit ensemble leur maisons, se sont défendus des expulsions, et ils ont négocié avec le gouvernement pour obtenir des infrastructures, des écoles et des hôpitaux. Si vous avez vu une vidéo des émeutes du 29 mars pour le Jour du jeune combattant (Dia del joven combatiente), elle a sûrement été filmée dans un de ces quartiers.

En octobre, les élans de rébellion des poblaciones ne sont pas restés confinés à ces quartiers, mais ont proliféré partout, car les gens pouvaient enfin atteindre le centre-ville, le métro, les supermarchés, les pharmacies, les centres commerciaux. Les attaques ne ciblaient pas seulement la police et le métro – deux symboles évidents du pouvoir étatique – mais aussi l’économie formelle elle-même.

Cette année, malgré le couvre-feu et la pandémie, les poblaciones ont célébré le Jour du jeune combattant en prenant les rues et en s’affrontant avec la police. Au contraire de ce qui se passe dans le centre de Santiago, dans les poblaciones les gens envahissent encore l’espace public. Bien que les contestations aient diminué et que la vie sociale se soit rétrécie, la pandémie n’a pas totalement interrompu la vie dans ces quartiers. Au début, les manifestants qui se retrouvaient régulièrement sur Plaza de la dignidad craignaient que le gouvernement utilise les mesures officielles de quarantaine pour reprendre le contrôle de la vie sociale, après des mois de soulèvement. Finalement, le gouvernement ne s’est pas réellement démené pour appliquer les mesures de quarantaine, dans les zones où de toute manière elles auraient été contestées : notamment les frontières des zones de quarantaine et les territoires rebelles des poblaciones.

Contrôle de l’espace public

Au contraire, dans les quartiers du centre où je vis, les nouvelles normes de quarantaine et de distanciation sociale ont mis fin aux expériences collectives de protestation de rue et aux initiatives de quartier sur les places. Depuis octobre, la révolte avait rythmé notre quotidien, elle avait rendu nos projets de quartier à la fois possibles et nécessaires. Les habitants des quartiers du centre avaient formé des assemblés en écho aux protestations dans les rues et sur la plaza à côté de chez eux. On espérait à la fois se rencontrer entre voisins et donner de la force aux gens dans la rue. Les assemblées s’organisaient pour des cantines, des marchés populaires, des spectacles pour les enfants et des concerts dans la rue. Les réunions, qui avaient lieu dans les parcs, étaient constamment interrompues par la vie du quartier : les chiens de rue jouaient au milieu du cercle, les gens demandaient des cigarettes, se posaient avec nous et donnaient leur avis, et les vieux militants nous disaient d’arrêter de parler et d’aller enflammer des barricades.

Tout cela a soudainement été mis à l’arrêt par la pandémie. Maintenant, les assemblées de quartier se déroulent virtuellement. L’entraide et les ateliers virtuels se coordonnent et s’annoncent à partir de groupes Whatsapp. Qui ne fait pas déjà partie du groupe ne peut plus tomber sur nos assemblées par hasard.

Les interruptions – qu’il s’agisse d’un vieil ami qui débarque avec une nouvelle personne à rencontrer, ou bien de manifestants qui se réfugient dans le café pour échapper au jet d’eau du guanaco (le canon à eau de la police) – donnaient aussi du sens à mon travail d’écriture dans les cafés à côté de la plaza. Peut-être qu’aucune activité n’a de sens, sinon au milieu des gens et des protestations. On se trompait quand on voyait dans les interruptions une gêne et une distraction. Nos activités deviennent d’autant plus significatives quand elles sont mêlées a la vie de ceux qui habitent notre monde. La quarantaine signifie la fin de cette sensibilité collective.

Qui a imposé les restrictions de mouvement ?

Et malgré tout, il y a encore des choses qui se passent au Chili : dans d’autres régions, les habitants ont bloqué les entreprises qui dévastent leurs territoires. En Patagonie par exemple, plusieurs villages se sont engagés dans un conflit vieux de dix ans (?) contre l’industrie du saumon. En reversant des antibiotiques et des déchets dans les fleuves, les élevages de saumon ont décimé la faune locale, alors que les camions de transport industriel ont ravagé les chemins qui relient les villages entre eux.

En octobre, nous avons ressenti clairement tout le souffle et la profondeur de la révolte quand on a appris que, tandis que Santiago brûlait, des communautés rurales érigeaient des barricades sur les routes de campagne et sabotaient les plus grandes entreprises du pays. Les mêmes communautés bloquaient les travailleurs et les approvisionnements des élevages de saumon. En ces jours-là, pour se faire une idée de la situation à Santiago, il suffisait de descendre dans la rue, mais il était bien plus difficile d’avoir des nouvelles des protestations dans le reste du pays. Malgré l’absence de communication, les graffitis « Free Chiloe » profiléraient sur les murs de Santiago.

Quand l’épidémie a dépassé les frontières de Santiago, les habitants de l’île de Chiloe, en Patagonie, ont bloqué les ferries qui emmenaient sur l’île les travailleurs de l’industrie du saumon. Ensuite, le gouvernement a réduit les connexions avec l’île pour prévenir la diffusion du virus ; mais quand un ferry qui transportait des nouveaux effectifs de police pour assurer le respect de la quarantaine est arrivé sur l’île, les habitants ont essayé de le renvoyer lui aussi.

Une ambiguïté déterminée

Gerard Munoz, dans sa dernière intervention sur le modèle d’état d’exception chilien, nous suggère une possible explication de l’échec des mesures d’urgence mises en place pour contrer le soulèvement d’octobre :

« Le débat chilien est le mieux placé pour essayer d’avoir une compréhension mature et globale de l’état d’exception, entendu non pas comme une formule abstraite, mais comme un phénomène latent au sein des démocraties. L’exercice de la politique occidentale en matière de sécurité et d’exception n’est pas un horizon conceptuel de ce que pourrait être la politique ; c’est ce que l’ontologie du politique représente une fois que les limites internes des principes libéraux s’effondrent (la séparation entre consommateurs et citoyens, État et marché, jurisprudence et subsomption réelle). »

La mise en place d’un état d’urgence repose sur la distinction libérale entre le marché et l’État, les citoyens et les criminels. Le gouvernement chilien a fait appel à « la sécurité de l’État », mais le soulèvement avait déjà réfuté les principes libéraux de la post-dictature. À tel point qu’un renversement du pouvoir a été pour longtemps impensable.

Dans les mois qui ont suivi l’explosion sociale, aucune violence de la police, aucune assemblée constitutionnelle hyper-médiatisée, aucune crise financière n’auraient pu nous persuader de la nécessité d’un retour à l’ordre. Il nous était impossible d’imaginer une force extérieure capable de mettre un frein à l’explosion sociale.

Et nous y voilà tout de même : depuis la première semaine de l’épidémie, Plaza de la dignidad est silencieuse. Les pillages n’ont plus lieu. Les conflits avec la police restent confinés aux poblaciones.

Qui détient un tel pouvoir ? La pandémie a mis à l’arrêt la révolte, car elle est apparue comme une force extérieure. Si elle possède une puissance avec laquelle aucune ordonnance gouvernementale ne peut rivaliser, c’est parce que sa présence neutralise les différentes séparations dont l’administration de ce monde dépend : elle ne reconnaît pas l’écart entre État et marché, consommateurs et citoyens, jurisprudence et subsomption. Avec pour résultat le fait qu’on ne sait plus si on est en train de prendre soin de nous-mêmes en résistant à l’état, en dépit de l’état ou en nous subordonnant à l’état. La pandémie, en traversant ce monde, a brisé les relations sur lesquelles notre monde s’appuie. En l’absence de ces contacts, on est livrés aux exigences opposées de l’obéissance et de la contestation, de la résistance et de l’auto-affirmation. Ce n’est pas ici le lieu de rappeler à quel point les idéaux de la démocratie libérale dépendent d’une fracture grandissante entre les domaines de l’expérience intérieure et extérieure : raisons publiques et obéissance individuelle, foi et confession, conscience morale et droits politiques, etc. Là où apparaissait autrefois un monde, comblé de liens, d’hérésies, d’alliances, il ne reste qu’un sujet – un citoyen maître de soi et autonome. N’était-ce pas là le projet de la gouvernance économique moderne ?

L’expérience de l’espace a été re-libéralisée, et les formes de soin ont suivi. Comme l’insurrection a reculé, et avec elle aussi l’habitude de faire attention les uns aux autres, la forme de solidarité qui l’a remplacée a déjà donné le ton d’une absence au monde qui définit le sujet libéral moderne. Même si on est poussés par la situation à se préoccuper des plus vulnérables parmi nous, on ne doit pas confondre la notion de soin porté par la distanciation sociale avec les pratiques qu’on avait imaginées ensemble avant la pandémie, et qui sont possibles seulement quand on habite véritablement un territoire. On nous a dit que cette crise menaçait les plus vulnérables, les malades, les vieux ; et qu’en prenant soin de nous-mêmes, on prenait soin des autres ; que notre rôle en tant que citoyens d’un seul monde était de ne pas réduire la distanciation sociale à l’isolement. Pourtant, la perte de la vie sociale et de l’usage de l’espace publique signifie la privation des expériences qui confèrent un sens aux concepts de soin, d’entraide et d’action communautaire. On fait l’expérience d’un monde commun quand on participe à des activités qui le rendent réel ; c’est seulement grâce au croisement et à la rencontre que nos capacités singulières peuvent révéler ce qui nous dépasse, qui appartient à chacun et à tous. Renfermés dans nos maisons, on risque de voir s’effacer les conditions qui nous rendent conscients d’habiter le même monde.

Emilio, Santiago de Chile, 24 avril 2020

 https://illwilleditions.com/quarantine-letter-6-empty-plazas/

Prison de Pau (France) – Une lettre de Damien « Commentaires sur ma tentative de suicide et le régime d’isolement qui a suivi »

Le 30 avril 2020 au soir je décide de mettre fin à mes jours. J’avais préalablement envoyé quelques lettres aux compas espérant qu’illes les reçoivent juste après ma mort.
Je ne voulais et ne veux aucun pathos ni aucune larme. Uniquement une fête flamboyante dans les flammes du réel pourrissant. Un doux rêve, pour partir avec le moins de remords possible.

Les raisons de mon geste sont multiples et entre autre sentimentales, du coup je ne les exposerait pas, pour conserver l’anonymat de la personne concernée.

Donc, le 30 avril au soir j’avale une grosse poignée de somnifères achetés dans la prison contre du tabac. Le 1er au matin mes codétenus n’arrivent pas à me réveiller et alertent les matons. Le Samu arrive et direction le service réanimation de l’hôpital. J’y reste 2 ou 3 jours (c’est flou comme souvenir), puis je suis transféré à l’hôpital psychiatrique de Pau, unité carcérale.
Là bas je suis placé en cellule d’isolement avec une espèce de jupe en kevlar qui tient à peine, avec des scratch. Un machin anti-suicide paraît-il. Je suis isolé 24h/24, aucune sortie, pas de télé, interdiction de lire ou d’écrire, juste une chiotte, un lavabo et un lit. Interdiction de fumer aussi. Une dérogation me permet de fumer 3 cigarettes par jour après les repas, dans une cour intérieure, accompagné par 3 infirmiers-flics. A peine la cigarette finie, retour cellule sous bonne escorte. Voilà mes seules activités.
Franchement, c’est 10 fois plus difficile que le quartier disciplinaire de la prison. Ils appellent ça du soin, j’appelle ça de la torture moyenâgeuse !

Je reste à peu près une semaine dans ces conditions, avant de retourner en transfert dans la prison de Pau. Retour cellule, les potes d’ici acclament mon retour, ça fait plaisir, quelques lettres en attente de compas de l’extérieur achèvent ma mise en bonne humeur. Un café, une clope, et la vie est repartie.

Merci de votre soutien à tou.te.s, pour le coup je me suis dit que j’avais pas le droit de vous abandonner comme ça.

« La révolution générale, je ne sais pas. Je ne sais pas ce que ça veut dire, à quoi ça ressemble. Peut-être on l’a déjà vécu, peut-être ensemble ».
Un compa, un ami.

Damien
prison de Pau, 11 mai 2020

Prison de Pau : Une lettre de Damien – “Commentaires sur ma tentative de suicide et le régime d’isolement qui a suivi”