Paris-Clichy – L’émeute crie vengeance

Mardi 2 juin, une manifestation contre « les violences policières », qui avait été interdite par le préfet de Paris, Didier Lallement, quelques heures avant, a bien eu lieu et a rassemblé près de 20 000 personnes devant le tribunal de Grande Instance de la porte de Clichy. Deux heures après le début de ce rassemblement en écho au mouvement de révolte actuel aux Etats-Unis, le bruit des vitres cassées s’est mis à recouvrir celui des slogans citoyennistes demandant justice. Lors de manifs sauvages, les vitres d’un poste de police municipale, d’agences bancaires et supermarchés sont fracassées, des engins de chantier et des trottinettes électriques incendiés. Les autorités ont chiffré les dégâts dans le 17ème arr. à plus d’un million d’euros. 18 personnes ont été arrêtées, principalement pour « dégradations volontaires, participation à un attroupement après sommation, port d’armes prohibé et jets de projectiles ».

Les manifestants répondaient à l’appel du comité « Vérité pour Adama », un jeune homme tué par les gendarmes lors de son interpellation en 2016. Après deux heures passées devant l’immonde édifice étatique, une partie des manifestant.e.s envahit le périph’: le trafic est bloqué et des barricades sont érigées. Peu après, les flics gazent en masse et chargent la foule. Un bon millier de personnes partent en manif sauvage sur le boulevard Berthier (Maréchaux). De nombreuses vitrines de boutiques sont fracassées sur l’avenue de Clichy.

Vers 22h30, une manif sauvage grossit dans le 18ème, en passant par Max Dormoy et en se dirigeant vers La Chapelle : « et tout le monde déteste la police !« . Tandis que les voltigeurs (BRAV) allument au LBD avenue de Clichy, 200 personnes déambulent en sauvage près de la Chapelle, plusieurs centaines de personnes plus au sud, place du Dr Lobligeois.

À Clichy, le commissariat de police municipale de la rue Martre se fait copieusement défoncer par plusieurs révolté.e.s.
Une partie des manifestant.e.s se disperse à Barbès après de gros gazages, tandis qu’un groupe de 300 personnes termine cette soirée enragée à gare du Nord.

Dans un article qui revient sur cette soirée endiablée, Le Parisien fait une petite liste des entreprises attaquées lors de cette manif sauvage: « Les agents de la Ville sont à la manœuvre pour évacuer, force engins de chantier, les cadavres de vélos, trottinettes et scooters carbonisés, pour faire place nette. Les commerçants, de leur côté, tente de réparer les dégâts de la soirée. […] Intermarché, la banque CIC, qui a vu son distributeur de billets détruit, et désormais protégé par une équipe de sécurité, Burger King, avec sa vitrine détruite par un énorme pavé posé sur une table.

À Marseille, 1 900 personnes ont participé à la manifestation. Cinq personnes ont été interpellées et placées en garde à vue pour feu de poubelle, jet de projectiles et prise à partie des forces de l’ordre.

À Lyon, où 1 200 personnes ont manifesté, la police a recensé environ 150 fauteurs de troubles. Deux personnes ont été interpellées et placées en garde à vue.

[A partir du fil-info de paris-luttes.info et des médias]

 

https://sansattendre.noblogs.org/archives/13769

Un chuchotement de nulle part

Saluts de nulle part

Cher.e.s ami.e.s et compagnon.e.s,

Cela fait très longtemps que je promène avec moi l’idée de vous refaire signe. Où que je me trouve, quoi qu’il se passe, quelles que soient les difficultés ou les belles expériences qui me sont arrivées au dehors de la prison physique – j’ai toujours ressenti le besoin de vous en faire part. Après tout, vous êtes une partie indispensable de ma vie qui a pris profondément racine dans mon cœur.

Mais à chaque fois que je m’asseyais devant une feuille blanche, je perdais toute capacité d’écrire. De raconter. A chaque fois je me suis tu et ça m’a rendu triste. Comment les mots peuvent-ils vraiment transmettre ce que je ressens ? Je me torturais sans cesse l’esprit avec cette question lorsque je me retrouvais assis à mon bureau à fixer cette page blanche devant moi. Pendant que je cherchais mes mots, le monde se mettait à tourner plus vite, pour ensuite s’arrêter brusquement. Si au début du mois de février de l’année en cours quelqu’un avait sérieusement voulu me faire croire que le virus parti de la ville chinoise de Wuhan mettrait la moitié de la planète sous une cloche de verre en quelques semaines, j’aurais secoué la tête en riant. Mais nous voici désormais au cœur d’un processus autoritaire de transformation radicale du statu quo.

« Retour à la vieille normalité! », se lamentent les réactionnaires nostalgiques. Toujours intéressés à se mettre le cul au sec et à verrouiller leur porte aussi vite que possible.

« En avant vers la nouvelle normalité ! », prêchent les libéraux de la cybernétique. Des petits auxiliaires de l’État éveillés, toujours animés de bonnes intentions…

Et que font les dominants? Ils sont divisés, unanimes, hésitants, déterminés, totalitaires, raisonnables, scientifiques, religieux… La palette est infinie mais décrit toujours la même chose : ils agissent selon la maxime du maintien du pouvoir. Toujours et exclusivement dans ce but.

La question de « vieille » ou « nouvelle », ou autrement dit la question de comment nous voulons être administré.e.s et tenu.e.s en laisse, n’est pas une question censée intéresser les individus qui aspirent à l’auto-détermination. Comment pouvons-nous nous opposer au diktat des lois et de leurs valeurs, comment le saboter par la pensée et la dynamite et ainsi ouvrir une brèche pour quelque chose de nouveau – voilà une musique pour les oreilles en quête de terre sous l’asphalte.

Cela fait maintenant bientôt 4 ans que je suis en cavale, ce qui m’empêche de discuter avec vous de ces questions cruciales. De formuler et de rejeter des hypothèses avec vous, d’élaborer des approches à vos côtés et de les tester le cœur sur la main. Bien sûr, cela me fait de la peine. Car une telle discussion signifierait que je peux vous voir, vous entendre, vous sentir et vous ressentir. D’ailleurs, vous ne pouvez absolument pas vous imaginer à quel point cette proximité immédiate me manque – à quel point vous me manquez toutes et tous énormément !

Mais hey, je ne suis certes pas avec vous mais à vos côtés – sur un chemin de traverse de nulle part d’où je vous fais signe et vous chuchote les plus chaleureuses salutations. Ne laissons pas le temps qui s’écoule s’interposer entre nous et estomper petit à petit les moments vécus ensemble et les expériences communes.

Grâce à vous, je suis heureux d’avoir retrouvé mes chers mots et mon envie de raconter, vous êtes formidables.

Nous restons en contact.

En solidarité et en affinité éprise de liberté.
Votre ami et compagnon de nulle part.

Mi-mai 2020

[Traduit de l’allemand de indymedia, 20.05.2020]

https://sansattendre.noblogs.org/archives/13490#more-13490

Bergamo – Regard oblique

« Regarde les yeux grands ouverts, regarde »

Jules Verne

« La première bataille culturelle consiste à bien prêter attention aux faits »

Hannah Arendt

La désinformation journalistique décomposée et sur le mode de l’urgence, devient la narratrice unidirectionnelle d’une situation complexe dans laquelle nous sommes immergées depuis un mois. Trouver une unique lentille d’observation et d’analyse pour l’affronter est improbable. Plusieurs plans, perspectives et dynamiques se mélangent et s’entremêlent, mettant en jeu différents intérêts et protagonistes de processus déjà en cours.

Il faut dire que, comme cela arrive souvent dans l’histoire, des évènements accélèrent des processus précis, et dans ces cas-là émerge clairement les objectifs que, grâce à cette pandémie, on voudrait atteindre.

Le caractère exceptionnel permet de déplacer la frontière de l’acceptable de manière discrète et sans prévenir, en mettant en œuvre des « transformations silencieuses » irréversibles.

« Il est important que les scénarios ne soient pas des prédictions. Ce sont plutôt des hypothèses pondérées qui nous permettent d’imaginer, puis d’essayer, différentes stratégies pour être mieux préparé pour l’avenir – ou plus ambitieux, comment aider à façonner un avenir meilleur … les scénarios sont un moyen par lequel il est possible non seulement d’imaginer mais aussi réaliser un grand changement » (Fondation Rockfeller).

La fragmentation sociale a été imposée, avec la rhétorique de la « distanciation comme nouvelle forme de solidarité », alors que dans certaines usines le bruit des machines continue sans cesse pour ne pas interrompre les flux du capital.

L’exemple de certaines entreprises de la zone de Bergamo saute aux yeux, par-dessus tout celui de la Tenaris Dalmine, du groupe Techint. Spécialisé dans la fourniture de tuyaux pour le secteur pétrolifère, elle n’a jamais interrompu sa production, soutenue par l’amitié « désintéressé » des maires de la zone.

Une usine qui, si elle avait fermé, n’aurait pas perdu ses profits, étant donné que les propriétaires possèdent aussi l’hôpital poly-spécialiste privé, Humanitas Gavazzeni.
D’un côté comme de l’autre, les gains sur la pandémie étaient assurés.
Un sinistre spectacle pour faire en sorte que « les mensonges semblent sincères et l’homicide respectable » (G. Orwell).

Une urgence qui met encore plus en lumière les mécanismes de la vie sociale, en traçant encore plus profondément les limites entre la classe dominante et celle des exploités, en aplatissant les subjectivités en faveur de l’utilitarisme par lequel l’ouvrier est réduit à un simple instrument, et le vieux décédé à une statistique avec laquelle rivaliser contre les pourcentages de décès des autres pays.

Le bulletin quotidien journalistique du décompte statistique des morts rythme ces journées de quarantaine. L’administration de la mort, comme de la vie, devient la matière première pour des calculs mathématiques qui transforment le quotidien en une lamelle de microscope.

Les données digitales recueillies par une main touchant un écran tactile ne suffisent plus, il faut des données biométriques de cette main.

Les corps deviennent des lieux d’extractions, le moyen, la source et l’espace de la surveillance.

« L’efficacité des gouvernements se mesure sur la base de leur capacité à changer le comportement quotidien des personnes ».

Dès le début de l’urgence, l’activation des plateformes de smart working a semblé évidente (utilisée par plus de 70 % et des gens, et qui avec les dernières dispositions concernant la phase 21 s’apprête à devenir obligatoire dans certains secteurs), tout comme l’enseignement en ligne (utilisé par 98 % du secteur) mettant en lumière qu’étant donné qu’elles sont immédiatement opératives, cela signifie que l’infrastructure capable de soutenir des milliards d’interactions en ligne, avec une surcharge supplémentaire qui ces temps-ci a atteint des pics de +90 %, existait déjà.

Le contexte d’urgence crée ainsi la condition fertile pour l’évolution des processus technoscientifiques, dont certains servent justement à l’acceptation sociale créée par la production de la peur et dans la vision salvatrice de la technologie.
On parle de simplifier les lenteurs bureaucratiques pour l’amplification du réseau justement dans les zones les plus touchées par le virus, en premier lieu la Lombardie.

« D’un point de vue technologique un plan d’urgence à court terme pour doter une aire limitée comme la région Lombarde d’un réseau 5G immédiatement opératif est parfaitement réalisable » dit l’administrateur délégué de ZTE Italia.

« Gérer la crise alors que l’on construit le futur » a un sens absolument négatif à partir du moment où le futur qui est construit est le leur, dans lequel nous et nos interactions devenons des granules de données pour rassasier les algorithmes.

Nous assistons à un amalgame entre notre monde et le fonctionnement d’une machine dont chaque mouvement est parfaitement régulé, surveillé et huilé.

Il suffit de regarder les 17 spécialistes choisis par le gouvernement Conte qui feront partie de la Task Force qui s’occupera de la « Phase 2 » pour la relance du pays. Il est significatif que ce soit justement l’ex administrateur délégué de Vofadone, Vittorio Colao, qui la dirigera, entouré de nombreux techniciens et experts parmi lesquels Roberto Cingolani, l’actuel responsable de l’innovation technologique de Leonardo et directeur de l’Institut Italien de Technologie. C’est à eux qu’est confiée la tâche de « repenser l’organisation de notre vie et de préparer le retour graduel à la normalité ».

Une réorganisation commanditée par des techniciens, installés par l’État et par ses administrateurs, qui nous conduira dans une direction loin d’être mystérieuse.

Sur le sol italien, Vodafone a été la première compagnie téléphonique – une des plus grosse au monde – qui a investi dans l’infrastructure 5G. Au cours des premiers mois de l’année en cours c’était la première compagnie à offrir une couverture 5G dans les cinq villes pilotes italiennes (Milan, Bologne, Turin, Naples, et Rome).

Le choix de créer une task force avec à sa tête justement son ex-administrateur délégué est un choix bien précis, visant à soutenir l’esprit technologique dominant, mettant en lumière les « affinités électives » entre système technique et pouvoir étatique.

Il y a quelques jours, au cours d’une audience à Montecitorio (la Chambre des députés), le CEO actuel de Vodafone a pris la parole concernant les perspectives futures du pays, déclarant que « Je sais pertinemment combien l’importance de la technologie et des réseaux est déjà connue […] Je vous signale que nous avons décidé de focaliser une partie de l’attention et de l’engagement que nous déployons sur le terrain sur les exigences sanitaires qui peuvent être développées grâce à la diffusion de la 5G et de ses applications.

Vodafone renforce la collaboration avec les hôpitaux et les centres de soin pour mettre à disposition de la santé des Italiens les technologies les plus avancées, et pour aider nos médecins et infirmiers dans leur précieux travail en faveur de la communauté […] ».

Après une série de promesses pour mettre en lumière la ramification du pouvoir de l’entreprise dans cette situation d’urgence, on passe à l’intérêt réel de cette déclaration en demandant « un ajustement immédiat des limites du champ électromagnétique au niveau des autres principaux pays européens (en Italie, nous avons les limites les plus restrictives de toute l’Union Européenne) ainsi que des mesures de simplification sont nécessaires, en utilisant des instituts déjà connus pour l’ordonnance de notre autocertification et de notre autorisation ».
Quel meilleur moment pour sortir à découvert ? Surtout au moment où les travaux pour la nouvelle infrastructure 5G sont déjà en cours depuis quelque temps (les publicités et les documents officiels parlent plutôt clairement à ce sujet), que des centaines d’antennes sont déjà installées, que donc de fait le décalage de la barre des limites de tolérabilité est déjà en acte, et que cette pantomime avec le gouvernement représente probablement uniquement une formalisation nécessaire pour l’institutionnalisation du réseau 5G.
Nous retrouvons Vodafone dans le service de messagerie gratuite lié aux applications pour le monitorage et la cartographie des personnes en phase de conception et de lancement sur l’ensemble du territoire.

Vodafone avec Google, Facebook, Amazon, Apple, Microsoft et d’autres dans le secteur ont ainsi pu se proposer pour collaborer à la gestion de l’urgence, en exploitant un moment de vulnérabilité pour appliquer des conditions autrement prématurées. Partage des données et cartographies digitales, création des applications ad hoc et « solidarité digitale » sont quelques exemples de comment, sous prétexte humanitaire, les grandes multinationales de la surveillance ont pu ensuite engraisser leurs serveurs de données et gravir des marches dans l’acceptation des innovations technologiques.

Dans un futur assez proche, ce sera justement au nom de la sécurité sanitaire « digitale », de la commodité du travail « flexible » et de la formation scolaire que les infrastructures pour les villes intelligentes seront implantées, troquant l’illusion d’une liberté dans les communications illimitées avec un contrôle et une surveillance totale.

Un processus auquel nous sommes amenés à participer, enrôlés dans le progrès technique, et dans lequel nous nous confierons quotidiennement – à travers les dispositifs technologiques – pour un besoin intérieur savamment manipulé par un nouveau pouvoir totalisant, fluide, consensuel, à « mesure d’homme ».

La « bienveillance » apparente d’un pouvoir est ce qui le rend si efficace.

En Chine, une fois passée la situation d’urgence – au moins pour le Coronavirus – tous les déplacements et les interactions sont enregistrées, analysées à travers DataMining et classées grâce aux smartphones. Si l’on monte dans un autocar, sur un train, que l’on entre dans une gare ou dans une zone précise de la ville, il y a un QRcode à scanner, de manière à ce que le système enregistre notre passage. Une administration automatisée des comportements qui à travers des croisements de données, dont certaines que nous n’aurions même pas imaginées, analyse chaque aspect de la vie dans un processus prescriptif duquel nous sommes exclus.

Une nouvelle implémentation au système de Crédit Social2 que le gouvernement chinois avait prévu de rendre complètement opératif justement cette année, après une phase « expérimentale » de 6 ans, à laquelle aurait suivi l’adhésion obligatoire de tous les citoyens. Maintenant, donc, aux quatre macrozones scannées pas ce système (honnêteté dans les affaires du gouvernement, intégrité commerciale, intégrité sociale et crédibilité financière) on ajoute la zone concernant les données sanitaires des personnes, complétant le profil bio-social.

Le contexte chinois, aux côtés de ce qui arrive en Corée du Sud, à Singapour et en Israël ben qu’avec des différences considérables, est sûrement important, mais il suffit de jeter un œil à tout ce qui se déroule sur le sol italien pour se rendre compte que le contrôle et la gestion sociale de Xi Jinping n’est pas aussi loin qu’elle en a l’air.

L’urgence du Coronavirus, donc, est la tempête parfaite qui a permis au gouvernement chinois le renforcement et l’implantation de ces systèmes déjà inacceptables mais actifs depuis plusieurs années, augmentant par la suite le seuil de l’acceptation social.

Ce qui est présenté comme un système extraordinaire pour cartographier la contagion sert uniquement à nous faire participer à notre fichage et à notre surveillance.

« Les technologies les plus profondes sont celles qui disparaissent. Elles se lient au tissu de la vie quotidienne jusqu’à devenir indistinguables par celui-ci » S. Zuboff.

Avec des App qui te disent si tu peux être contaminé par le Coronavirus, avec des capteurs biométriques qui contrôlent ta température, des drones qui surveillent la ville tout comme les sentiers de montagne pour ta sécurité, un monde nouveau se concrétise rapidement, dans lequel la réalité est décomposée, réassemblée et nous est reproposée par des entreprises et des gouvernements.

Pour reprendre D. Lyon « nous devenons la synthèse de nos transactions, des mécanismes de classification » dans lesquelles c’est l’algorithme d’un téléphone qui nous enjoint de quelle manière nous pouvons interagir à l’intérieur d’un espace donné. Le quotidien que nous connaissions est menacé pour construire un futur nouveau à une vitesse telle qu’elle peut paralyser la conscience et créer des vides énormes.

Une fois de plus, on nous propose l’inévitabilité de la solution technologique.

Une idéologie dangereuse et contagieuse.

Une fois de plus, on confond une stratégie calculée dans les moindres détails, dans une contingence historique précise, comme l’est un événement absolument exceptionnel et extraordinaire, avec une stratégie qui se propose de gérer une situation difficile de la manière la moins impactante possible.

Nous nous habituerons ainsi à la « Calm Technology », et sans nous en apercevoir, nous serons immergés dans le techno-monde qui disparaît dans les espaces de notre quotidien, nous faisant perdre de vie la limite entre le réel et l’artificiel.

Nombreuses sont les métaphores de la guerre employées pour parler de cette pandémie. Mais si une guerre est en cours, c’est la guerre contre la nature, la nature humaine, sa socialité et sa volonté de penser et d’agir ? Une guerre éclair, qui frappe rapidement, et qui cherche à ne laisser autour d’elle que des sujets sans défense, confus et étouffés. Mais à la différence de la guerre, faite de « mensonges unifiants », à laquelle se réfèrent les journalistes et les administrateurs étatiques de toute sorte, qui poussent au nationalisme vers un ennemi extérieur – et intérieur –, cette offensive vise à nous rendre conscient de la réalité qui prend rapidement forme autour de nous, et nous pousser à garder notre « sang froid pour penser l’impensable ».

Un récit fragmentaire et fonctionnel a détourné les sentiments et les pensées vers une confiance totale dans les leaders étatiques et dans le secteur des télécommunications, dans les technocrates et les chercheurs de différentes sortes. Toute expérimentation a sa place, si elle peut nous aider à nous sauver de la pandémie. Des manipulations génétiques avec CRISP-Cas9 aux expériences sur les singes, des projets de vaccins synthétiques aux quatre coins du monde aux puces implantées sous la peau, l’ignorance et la peur ouvrent grand les portes au système technoscientifique.

Aux États-Unis et en Chine, on parle déjà d’une course géostratégique aux biotechnologies. Les puissances mondiales se bousculent pour s’emparer des meilleurs laboratoires, et pour s’assurer une place en première ligne dans la course au vaccin et aux expérimentations sur les personnes.

Les personnes âgées sont sans doute les plus frappées par cette pandémie. Après 1985, l’année reconnue comme celle de la première génération de ceux que Mark Prensky a baptisés les natifs du numérique, et plus encore dans les décennies suivantes, la réalité que nous vivons aujourd’hui est perçue comme la seule vivable, un passé différent devient impensable, sans les commodités digitales et les technologies suaves.

Comme l’imaginait Jules Verne dans Paris au XXe siècle, nous courrons vers un monde dominé par la technique et par ses ingénieurs, dans lequel l’art, la littérature et l’humanité deviennent des bibelots poussiéreux, entassés dans des bibliothèques abandonnées, et oubliés de tous.
Ce virus frappe particulièrement les dernières générations de « fidèles » à l’époque prédigitale de l’histoire humaine, les moins adaptables à ce nouveau système algorithmique traversé par des réseaux, des capteurs et des puces. Avec eux s’en vont les récits décrivant le monde d’aujourd’hui comme un cauchemar de science-fiction absolument inimaginable il y a quelques décennies.

Comme l’écrit H. Keyeserling, « partout où pénètre la technique, aucune forme de vie prétechnique ne résiste longtemps ».

Même si les nouvelles avant-gardes technologiques sont pensées pour englober toutes les tranches d’âge avec les nouveaux projets d’Active and Assisted Living, car « il ne peut pas exister de smart city sans des citoyens smart, et surtout sans des personnes âgées smart ! »
La mémoire est aussi indispensable parce qu’elle nous rappelle aussi que des mondes différents ont existé et peuvent exister sous d’autres formes.

La mémoire nous sauve de l’inévitabilité du présent, qui semble nous écraser jusqu’à étouffer toute volonté, et elle est indispensable, mais elle ne peut pas être la clé de lecture de notre présent. Les nouvelles formes de pouvoir qui agissent aujourd’hui n’ont pas d’antécédents historiques, et les analyser sous la lentille des modèles passés serait une erreur qui ne nous permettrait pas de saisir pleinement les spécificités, et donc de trouver les stratégies pour s’y opposer.
Les journaux aux goûts sinistres vendent des milliers de copies grâce aux articles sans fin à propos du comptage statistique stérile des morts, et dans les rues, entre voisins, on ne parle que de ça.

Les dernières semaines en ville, le deuil est le métronome de ces journées silencieuses.

Mais si nous devons ressentir un sentiment de deuil, ce devrait être pour tout ce que l’on est en train de nous arracher. Pour toute la liberté individuelle dont ils sont en train de s’emparer, et pour toute la destruction qui fouette inexorablement la Terre et ses habitants.

Les temps où il n’y aura plus aucun étonnement et désarroi seront des temps où nous serons habitués à un état de choses inacceptable. Revendiquons donc notre stupeur et notre émerveillement, fait de rage et d’angoisse, car ce sont ces sentiments qui nous poussent à la prise de conscience, à l’action et à la volonté de vouloir, sans attendre les temps où les sentiments deviendront des « droits » que l’État nous concède.

« Combien de temps s’est déroulé avant d’oublier qui nous étions, quand nous n’étions pas encore leur propriété, penchés dans la pénombre à étudier de vieux libres qui parlaient d’autodétermination, avec un châle pour nous réchauffer, la loupe grossissante en main, comme si nous étions en train de déchiffrer de vieux hiéroglyphes ? »

S. Zuboff

Nella

Bergamo – 14 avril 2020

1Equivalent du « déconfinement » en France.

2Système de Crédit Social Chinois : le système national pour la classification des citoyens fonctionnant grâce au croisement d’informations concernant la condition sociale, économique et l’évaluation comportementale de chaque individu. Il ne s’agit pas seulement d’un système de surveillance capillaire et de masse, mais d’une architecture technique précise pour manipuler les comportement vers une direction programmée.

Il est basé sur des technologies pour l’analyse des Big Data qui, à travers l’assignation de points, crée de caractères ‘inclusions ou d’exclusions dans la société, en transformant les points en droits qui, tout comme les points, peuvent être perdus ou gagnés. Le programme prévoit la création de listes noires exposées publiquement. Un système qui incite à la participation des citoyens, selon un principe d’intériorisation, en confiant le maintien de l’ordre social à des mécanismes automatisés. Entré en vigueur en 2014, et en phase d’expérimentation et d’adaptation depuis, d’après des prévisions programmatiques il s’apprête à devenir, justement cette année, obligatoire pour tous les citoyens.

L’éternel apprentissage

« Sur tous les plans : politique, mœurs, esprit, matière on expérimentera ce qu’il y a derrière le progrès : la mort.

Quel défi !

Ou l’Auschwitz de la nature

Ou le Stalingrad de l’industrie

Toute prédication est inutile. Le progrès ne s’arrêtera que par lui-même, par les catastrophes qu’il engendrera. »

Voilà ce qu’écrivait, au milieu des années 70, un poète suisse dont le nom n’apparaît pas dans la liste des précurseurs de la pédagogie des catastrophes si chères aux partisans de la Décroissance. Serge Latouche, leur maître incontesté, s’est toujours déclaré optimiste concernant la capacité des désastres de réveiller la conscience. Oui, mais quelle conscience ? Celle de la classe politique, poussée par la force des événements à remettre sur la bonne voie de la frugalité une humanité perdue, rendue sourde, aveugle et muette par sa dépendance prolongée et toxique au consumérisme. C’est une conviction qui réapparaît encore aujourd’hui, avec environ la moitié de la population mondiale confinée à la maison afin d’échapper à un virus jugé responsable de la mort de plus de cent mille personnes à travers la planète.

Et ce seraient les anarchistes les naïfs, ceux qui s’illusionnent, les habitants de la Lune ! Heureusement que l’on considère pragmatiques, concrets et les pieds bien au sol, ceux qui prétendent que la paix dans le monde est garantie par les armées, que les finalités des banques sont éthiques, ou que c’est le Parlement qui pense à « décoloniser l’imaginaire » !

Pour soutenir son argumentation, Latouche rappelle entre autres que le désastre moche et méchant provoqué par le « grand smog de Londres » – la stagnation d’un mélange de nuage et de fumée de charbon qui entre le 5 et le 9 décembre 1952 causa dans la capitale anglaise 4.000 morts sur le coup et 10.000 par la suite – conduisit quatre années plus tard à l’institution de la belle et bonne loi Clean Air Act. Le pauvre homme oublie non seulement que la consommation de charbon n’a jamais diminuée depuis, et qu’au contraire elle a augmenté avec la pollution dans les métropoles, mais aussi que déjà auparavant à Donora (USA), entre le 26 et le 31 octobre 1948, un mélange de nuage et de fumée des aciéries avait causé 70 morts et détruit les poumons de 14.000 habitants.

De la même manière, il ne semble pas que le désastre survenu dans le complexe chimique de Flixborough (Angleterre) le 1er juin 1974 ait servi à prévenir celui qui eut lieu à Beek (Pays Bas) le 7 novembre 1975. Et tous deux n’ont pas empêché la fuite de dioxine survenue à Seveso, le 10 juillet 1976. Quelle leçon a été tirée de ces trois expériences tragiques ? Aucune. En effet, le pire devait encore arriver, et eut lieu à Bophal (Inde) le 3 décembre 1984, quand une véritable hécatombe eut lieu : des milliers de morts et plus d’un demi-million de blessés, suite à une fuite d’isocyanate de méthyle. Il vous semble que finalement les complexes chimiques ont été fermés ? Certainement pas, et on ne peut pas dire non plus que l’usage industriel de substances nuisibles ait disparu, si l’on pense au flux de cyanure qui s’échappa le 31 janvier 2000 d’une mine d’or en Roumanie, empoisonnant les eaux de différents fleuves, dont le Danube.

Et les désastres provoqués par la production de l’or noir ont-ils déjà enseigné quelque chose ?

L’accident d’un pétrolier de ExxonMobil, qui s’est échoué le 24 mars 1989 dans le détroit de Prince William en Alaska, causant le déversement dans la mer de plus de 40 millions de litres de pétrole, n’a Sûrement pas servi à empêcher le naufrage du pétrolier Haven, qui le 14 avril 1991, a répandu 50.000 tonnes de pétrole dans les fonds de la mer Méditerranée, après en avoir brûlé 90.000 en plein air. Une blague à côté de l’accident du 20 avril 2010 dans le golfe du Mexique, quand furent versé en mer depuis la plateforme Deepwater Horizon dépendant de la BP entre 500 et 900 millions de litres de pétrole pendant 106 jours.

Ou bien nous voulons parler de la plus meurtrière des industries énergétiques, l’industrie nucléaire ? Sans citer les 130 accidents au cours des cent cinquante dernières années, celui qui eut lieu dans la centrale États-unienne de Three Mile Island le 28 mars 1979 a-t-il peut-être empêché celui qui eut lieu dans la centrale russe de Tchernobyl le 26 avril 1986 ? Absolument pas, en revanche les deux ont habitué les esprits à se résigner à celui qui éclata à Fukushima le 11 mars 2011. Si bien que les USA, la Russie et le Japon continuent imperturbablement, parmi d’autres, à utiliser de l’énergie atomique.

Maintenant, en admettant qu’il existe véritablement une disponibilité à apprendre, qu’est-ce que l’épidémie actuelle qui terrorise le monde entier pourrait-elle enseigner ? Qu’il faudrait renoncer à la déforestation, à l’urbanisation, aux avions… ou bien qu’il faut renforcer la recherche scientifique, rendre la vaccination obligatoire, diffuser toujours plus le contrôle des autorités « compétentes » ? En d’autres termes, faut-il arrêter le progrès et ses effets létaux, ou bien l’accélérer pour les dépasser ? Il n’y a aucun doute que pour presque tout le monde, la nécessité d’atteindre le bien-être à travers le développement perpétré par l’État reste un axiome. Un tabou si absolu qu’il ne faut même pas le proclamer. Voilà la normalité dont on réclame à voix haute le retour, et qui n’offre aucune issue à ses fausses alternatives. Cette normalité suspendue par décret ministériel sera rétablie dans une forme encore plus aggravée. Le droit au divertissement assuré par un drone au-dessus de la tête.

Le catastrophisme pédagogique n’est que l’extrême remède du déterminisme. Tous les prêches envers la fatalité libératoire de la Raison, du Progrès, du prolétariat ou des contradictions intrinsèques du capitalisme, ayant fini dans la poussière de l’histoire… seule la soudaine tragédie planétaire permet une fin heureuse à ceux qui ne cessent pas d’attendre que quelque chose arrive, au lieu d’agir pour le faire arriver.

Finimondo

Cosenza – Le virus ne les tuera pas

Le vide de la technique

L’adaptation constante des projectualités politiques des états modernes à la présumée infaillibilité de la technique, semble avoir mis au second plan ces mêmes gouvernements qui lui délèguent leurs choix. En réalité, l’État continue à accomplir son rôle répressif, et à travers ses responsables il avalise le déclenchement des protocoles économiques, sanitaires et administratifs déjà définis. Que de tels protocoles soient efficaces et pernicieux est d’une importance secondaire. Pour les fantoches de service, l’application des protocoles en question doit représenter un facteur d’accroissement de leur popularité et, en même temps, fournir une justification scientifique des choix effectués. C’est aux médias et à ceux qui tournent autour de la politique, de faire de tout cela une propagande gouvernementale. Si les choses devaient mal tourner, on s’en tiendrait à la légende toujours efficace : « toutes les procédures que l’affaire exigeait ont été exécutées ».

Il est évident qu’une telle procédure de commodité ne redimensionne les responsabilités d’aucuns patrons, d’aucuns politiciens, d’aucuns tuteur de l’ordre, d’aucuns universitaires complaisants et d’aucuns journalistes. Bien que l’aspect du récipient ait changé, ce sont toujours des personnes en chair et en os qui exécutent les rôles d’oppresseurs et de bourreaux.

Cependant, la tentative de rendre efficace l’action du gouvernement à travers l’aide de la technique et des sciences évaluatrices et économiques a déplacé l’attention du protagoniste réel des gouvernants à une simple poursuite des objectifs ; de ces objectifs, par contre, on ne discute pas le contenu, de manière à donner l’impression que les promoteurs et les exécuteurs sont en marge des choix effectués. Mais ce n’est que l’effet spectral de la tentative de destruction de la réalité dont les artifices de l’abus ont besoin.

Pourtant, pour les démocraties, l’idée de permettre au « peuple », terme que nous considérons exclusivement comme une entité abstraite, de décider de son sort doit rester debout, même quand les libertés concédées doivent être supprimées à cause des chantiers en cours. En réaffirmant que nous ne regrettons rien des libertés concédées par les démocraties, nous croyons que s’indigner maintenant en raison de l’étreinte répressive ultérieure reviendrait à reconnaître que dans un passé récent, il y avait des situations favorables. L’État fait son travail, c’est à nous, anarchistes révolutionnaires, de le fatiguer, de l’épuiser et de l’estropier quelle que soit la forme sous laquelle il se présente. Nous considérons donc qu’il est fondamental de mettre en évidence ses failles et ses points faibles, et de les attaquer concrètement. Et soyez bien sûr, l’histoire et le bon sens nous l’enseignent, qu’il n’y aura jamais aucun Décret ou « retour à la normale » qui nous permettra de le faire sans conséquences.

La démocratie n’est pas l’héritière d’une liberté concrète, mais un binôme constitué d’une liberté abstraite qui coexiste avec différentes formes de servitude, de dépendance et d’oppression. Comment tirer profit au mieux de ce binôme, sinon grâce à la combinaison entre pouvoir technique et souveraineté politique ? Un processus que l’on pourrait considérer comme un « laboratoire » tend à s’auto-immuniser en procédant par des crises internes. L’intensification de la réponse auto-immunitaire du capitalisme a lieu, depuis toujours, dans ses zones périphériques ou en voie de marginalisation par rapport aux centres du système. Par conséquent, une transition d’un récipient démocratique-autoritaire à un récipient techno-autoritaire n’est qu’un gradient avec lequel le statut du système est modifié dans un sens plus conservateur. Le capitalisme, si amant de la science à tout prix, s’est créé sa belle discipline scientifique, c’est-à-dire la science économique, avec laquelle il s’encense continuellement et se dote d’une gloire immédiate, en postulant aussi son dogmatisme qui justifie aujourd’hui comme « véritable » toute affirmation provenant de la bouche sacrée des devins modernes, à savoir les soi-disant scientifiques. Eh bien, si nous avions la patience de nous aventurer dans l’étude de l’économie, nous pourrions voir comment celle-ci répond parfaitement à l’image de la société que le capital désire façonner afin d’obtenir davantage de profit, de gain et de contrôle social. Cependant, ce n’est pas le capitalisme qui est en crise. Certains de ses territoires peuvent l’être, car de nouveaux territoires émergent aux yeux de l’histoire présente. Le capitalisme a survécu à des épidémies plus destructives, à deux guerres mondiales, à plusieurs révolutions communistes s’étant reconverties en capitalisme d’État. C’est son récipient stratégique actuel qui est en crise, mais ce n’est pas le virus qui le tuera. L’exploitation est réalisée par des personnes réelles, et elles sont déjà en mouvement pour se réinventer ou pour conserver un rôle au sommet de la pyramide.

Ne confions pas notre vie aux patrons et aux politiciens

Si nous voulions reparcourir chronologiquement les déclarations des ministres, les exploits propagandistes et les décrets-lois du Conseil des ministres, nous ne pourrions qu’en souligner le caractère contradictoire et approximatif. Et quand l’ennemi est confus, il doit être attaqué. Étant donné que l’État a une longue mémoire, démontrons nous aussi, exploités, que notre mémoire est solide et fonctionnelle.

Mais attention en affirmant que l’ennemi est confus, nous ne voulons pas dire qu’il est faible. Il a plutôt mis en évidence, de manière ostentatoire, des contradictions spécifiques dans tout ce qui l’entoure. Il a plutôt prêté le flanc dans les moments où il nous a demandé de l’aider afin de défendre « notre économie », et « nos entreprises ». Comme un seigneur féodal moyenâgeux, comme un baron post-unitaire, comme n’importe quel patron, l’État voudrait partager les pertes et s’emparer des bénéfices en perspective ; il s’en remet au travail bénévole et sous-payé, et occulte les grèves. Les personnes demandent inutilement de l’aide aux services sanitaires qui, quand elles sont contactées, répondent parfois de rester à la maison, car il n’y a pas de personnels pour les secourir. Alors que les patrons et les gouvernants mettent en scène leur maladie, qu’ils la publicisent, qu’ils en font un fait partagé, les riches sont bien soignés et ont de plus grandes probabilités de survivre, tandis que les pauvres crèvent et finissent souvent dans des fosses communes. Pour atténuer les conséquences possibles d’une révolte sociale face au manque de biens de premières nécessités, à la hausse des prix et à la perte des salaires, l’État délègue à des associations de bénévoles la représentation de sa face humaine. En même temps, comme nous l’avons déjà dit, il continue à exercer son métier de bourreau. Ceux qui appellent à l’unité et au partage, ce sont ceux qui tuent jour après jour.

La déchetterie de l’information locale, nationale et globale

Nous sommes habitués au faux, et nous avons appris depuis quelque temps à ne pas le craindre. La véhiculation du faux a caractérisé l’histoire de cette terre, qui exige aujourd’hui de se faire appeler « patrie ». Il s’agit d’une praxis institutionnelle s’étant renforcée et perfectionnée avec le temps : avec les massacres d’État, avec l’assassinat prémédité des révolutionnaires dans la rue ou au cours d’une arrestation, avec l’écocide quotidien des lieux que nous habitons. Eh bien, à propos de tout ça, quelle a été jusqu’ici la version officielle des faits du côté de l’information « fiable » ?

Faire devenir la réalité, avec le temps, un « récit » avec la satisfaction totale de nombreux média-activistes. Parmi eux, il y en a en effet certains qui voient dans la situation actuelle l’opportunité pour déplacer le soi-disant récit du profit des patrons vers des valeurs humaines. Il nous semble bien naïf d’identifier dans les décrets-lois la transformation des principes capitalistes dans un sens acceptable. Pourtant, il y en a certains qui cherchent à chevaucher la vague coronavirus, de la même manière que ceux qui gouvernent l’économie et les États, pour en arriver à dire leur avis au sein du processus démocratique habituel : live Facebook et Skype marquent le nouveau champ de bataille des luttes de ceux qui, déjà auparavant, n’en portaient qu’un contenu exclusivement symbolique. Ces composantes politiques qui ont tracé la ligne d’intervention du nouveau capitalisme, le soutiennent désormais dans cette phase de relance de la machine. En même temps, on s’en remet au divertissement collectif. Cela n’a pas d’importance que ce soit juste ou erroné, et encore moins qui le décide, l’important c’est de dire quelque chose, de confesser un état d’esprit, une sensation, un malaise, de le rendre traçable, classable, et de l’englober dans la dramaturgie du pouvoir.

Tout se joue sur la quantité d’informations qui permettent de prévoir l’évolution. Le gouvernement se donne du mal pour fournir des informations, des nouvelles utiles et des comportements responsables. Les Décrets sont d’abord alimentés par l’information, puis ratifiés comme quelque chose de déjà attendu, de déjà digéré. Cependant, le récit quotidien des quarantaines et le carnet de bord des vies mettent en scène et édulcorent la dureté des évènements, en les cachant ou en les marginalisant. D’un côté, la situation est grave à cause de ceux qui sortent de la maison, et non pas à cause de ceux qui ont spéculé et qui continuent à spéculer sur nos vies ; de l’autre côté, tout ira bien, nous nous en sortirons, nous sommes un grand pays. Dans le premier cas, nous sommes amenés à nous identifier avec un comportement conformiste, craintif, aplati sur les lois et sur l’attentisme. Dans le second cas, on demande un sursaut d’orgueil, de courage et d’optimisme. Tout en partant de points de vue opposés, nous nous trouvons face au même mécanisme de suggestion, et nous arrivons à la même conclusion : l’important, c’est d’obéir sans protester !

La reproduction du mécanisme capitaliste de propagande se lie à la dimension quotidienne, tout comme l’affirment les enseignes publicitaires : « soit conformiste dans tes choix ! » ; « uniformise-toi aux autres pour ne pas être isolé ! ». L’important c’est d’acheter !

Mais ceux qui vendent ont déjà acheté les slogans « soutenables » et soutenus « d’en bas ». En somme, les mots d’ordre et les slogans que l’on pouvait auparavant lire sur les murs de certains centres sociaux occupés, nous les trouvons aujourd’hui sur les lèvres des économistes les plus populaires. L’appauvrissement des propositions et des idées auxquels nous avons assisté ces dernières années dans les sphères réformistes et radicales, est passé de l’idéologie du faire à celle du devoir être, en oubliant définitivement l’agir. Un sacré progrès, il n’y a rien à dire. Ce capitalisme d’en bas, partagé, sera un capitalisme qui identifiera les procédures à suivre à chaque moment de notre vie, qui normalisera nos sentiments, et qui ne laissera rien au hasard et à la spontanéité, tout en nous disant en même temps que nous sommes libres. Ce concept de capitalisme autogéré né probablement aussi parce que, au cours du temps, beaucoup de pratiques, comme l’autogestion, ont cessé d’être conflictuelles, et qu’elles sont restées de simples instruments de survie, voilà pourquoi il est désormais facile pour le capital et l’économie de récupérer certains concepts.

Contre l’État, sans exceptions

Dans cette période, il s’avère tristement intéressant d’observer les langages et les manières de communiquer les messages. En réalité, il est bien compliqué d’y trouver une cohérence apparente, il suffit en effet de confronter les différentes déclarations de tout individu expert ou politicien, pour se rendre compte que, à distance de quelques jours, elles sont totalement contradictoires.

Comment fonctionne l’appareil stratégique de l’ennemi quand il perçoit des conditions dangereuses et déclare un état d’urgence ? Se démontre-t-il efficace, rapide à intervenir ? Étant donné que l’État d’urgence est plus ou moins permanent dans la représentation du pouvoir, et que les moments d’exception et de crise sont constamment maintenus en vogue, ce à quoi on assiste aujourd’hui revêt un profond aspect d’incertitude et d’imprévisibilité, et derrière tout ça on peut percevoir une grande difficulté de la part des gouvernements. Un embarras plus qu’évident. En ce moment, le Premier ministre Conte, expression du seul organe étatique actif, le Conseil des ministres, est poussé à faire des déclarations et à lire des décrets devant les caméras. La plupart du temps, il s’agit de résolutions déjà répandues à travers les différents organes de presse, déjà mâchées par l’information et par ceux qui y donnent du crédit, de manière à obtenir un impact minimal.

Donnons des exemples : la confusion sur les protocoles sanitaires, le caractère contradictoire des résolutions au niveau territorial, les concessions et les interdictions interchangeables de jour en jour. Un autre aspect fumeux est l’usage de l’armée. La présence des militaires dans les lieux jugés sensibles par l’État est déjà, depuis quelque temps, une habitude. Et c’est tout sauf inhabituel de les voir aux côtés de la police ou des carabiniers dans les gares ou dans d’autres zones de la ville. D’ailleurs, l’histoire récente fait revenir à la mémoire des moments où cela est arrivé dans des territoires considérés comme hors du contrôle étatique direct. Nous faisons référence aux opérations Vespri siciliani, Riace et Forza Paris qui ont eu lieu respectivement en Sicile, en Calabre et en Sardaigne, entre la fin des années 80 et le début des années 90. Tout compte fait, l’occupation militaire de ces terres amena exclusivement à une augmentation quantitative du contrôle du territoire, car les forces employées en plus de celles déjà présentes n’ont pas obtenu un réel changement des dynamiques illégales. Si l’État a obtenu des résultats dans ces territoires, cela s’est principalement réalisé grâce au pentitismo1, et non pas grâce aux enquêtes ou à un contrôle capillaire des villes, des villages et des montagnes. L’État, par contre, a pu démontrer à travers les critères de la science évaluatrice à laquelle se réfère le capitalisme, que son engagement se multiplia.

Comme on l’a déjà dit, à cette occasion aussi, la seule solution formulée par les gouvernants est la collecte de données : un quota de dénonciations, d’arrestations, de barrages, de flics éparpillés dans les régions ; cela cache, en partie, la demande de ventilateurs, de soutiens sanitaires et de structures d’accueil pour les malades.

Mais si l’on dispose de grands nombres pour le contrôle, pourquoi demande-t-on l’aide des bénévoles pour le secours minimal ?

Combien de flics, de militaires et de matons qui effectuent des contrôles ou tabassent les détenus sont contaminés ? Combien de ces héros diffusent le virus ? Combien coûte l’indemnité de mission des militaires employés ? À qui est confié le commandement des hôpitaux de campagne d’urgence ? À ces mêmes anges qui avec les politiciens locaux ont reformulé les systèmes sanitaires sur le territoire jusqu’à récemment en redimensionnant la qualité et en disloquant les structures ?

La réponse est toujours afférente à la dimension protocolaire : on crée donc des task force, déléguant à la technologie l’acquisition de données ultérieures.

On propage le traçage des déplacements en guise de réponse à la demande du système sanitaire d’intervenir, de fournir de l’aide à ceux qui devraient se rendre à l’hôpital. Mais il est évident qu’il s’agit d’une énième manœuvre pour démontrer que le possible a été fait.

Nous ne pensons pas qu’il soit juste de nous arrêter sur la portée de l’actuelle vague répressive, ni d’exalter particulièrement les détails des technologies militaires utilisées ; encore moins de souligner les restrictions, les limitations et l’absence d’humanité des décrets gouvernementaux. Nous ne voulons évidemment pas passer pour des naïfs ou des superficiels, au contraire nous trouvons opportun et sensé de se documenter et de se mettre à jour sur le fonctionnement de la machine ennemie. Cependant, aucune transformation ou mise à jour de l’ordre démocratique ne nous fait regretter ce qu’il laisse derrière lui.

Nous voulons détruire la société, pas l’améliorer

Comme prévu, les gouvernements sont dans la confusion. Ils s’en remettent à la technoscience qui peine à tenir tête aux mutations du virus. Ils s’en remettent aux calculs logarithmiques des prévisions de marché et d’enquête économique. En quelques mots, ils demandent à la perpétuelle reformulation des paramètres scientifiques l’inconsistance de leur action.

La méthode scientifique contemple l’erreur, dit qu’elle peut se tromper, et même que d’une erreur on peut déduire des observations qui seront utiles pour d’autres recherches, eh bien en faisant ainsi, voilà donc l’instrument parfait de lecture du réel. Les partisans de la technoscience affirment que l’on n’arrête jamais d’approfondir et de rechercher, et ils soutiennent qu’il est faux que ce qui ne peut pas être mesuré par la méthode scientifique est simplement ignoré. Ils soutiennent que rien n’est ignoré, et que chaque chose est recherchée. En recherchant toute chose, la science aura-t-elle un jour ou l’autre la capacité de répondre à toute question ? S’il en est ainsi, elle est alors en puissance omnisciente, tout comme Dieu. Alors, ceux qui soutiennent que le dogme scientifique a aujourd’hui remplacé la religion ont parfaitement raison. La science n’est-elle pas une interprétation du monde ? N’a-t-elle pas un projet à elle ? La question semble rhétorique à la lumière de ces brèves considérations, et celles-ci sont les caractéristiques de toute idéologie, voilà pourquoi il semble correct, d’autant plus correct, de parler d’idéologie de la science. En tant qu’anarchistes, nous ne pensons pas qu’il soit possible de déclarer, ou pire encore de croire, qu’il existe de réels instruments cognitifs de la réalité, chaque moyen de ce type se configure comme une idéologie, la science est une idéologie, l’idéologie peut être une forme de « credo politique », et même l’anarchisme peut aussi être une idéologie. Nous considérons qu’il n’existe aucune vérité et certitude, ceux qui en cherchent soulèvent chez nous de nombreux doutes, et surtout un fort sentiment de répulsion.

Par contre, nous savons bien que l’appareil technoscientifique et militaire se bouge derrière certains pionniers qui incarnent encore le visage primordial du capitalisme, les patrons. Ils sont, depuis toujours, les véritables moteurs de l’exploitation. Les sciences économiques, les théories du marché et les prévisions d’investissement sont les fantômes derrière lesquels courir pour perdre de vue la réalité effective des choses.

Ce sont les patrons, en chair et en os, les artifices des formes d’oppression actuelles et de celles futures. Scientifiques et flicaille se joignent à eux.

En effet, dans la situation actuelle, ce sont justement les patrons qui semblent ne pas avoir les idées confuses, l’entrepreneur qui, s’enveloppant dans la veste de la philanthropie, reconvertit ses entreprises, produit ce que le marché demande et augmente ses profits. En réalité, un grand nombre d’usines n’a jamais cessé de produire, et beaucoup mettent la pression pour rouvrir le plus tôt possible. Dans les deux cas, des procédures de sécurité fictives justifient le fait que la vie des travailleurs est mise en danger. Les grandes corporations pharmaceutiques cherchent aujourd’hui à rivaliser les unes contre les autres dans la course au vaccin, et certaines d’entre elles ont déjà commencé l’expérimentation humaine, et tandis que tout le monde regarde essoufflé et cherche avec difficultés des nouvelles concernant les progrès scientifiques qui mèneront au salut de l’humanité, les corporations pharmaceutiques tournent leurs regards vers les profits.

Entre-temps, les entreprises qui travaillent depuis toujours à la traçabilité des mouvements, se donnent du mal pour projeter de nouvelles applications qui permettront de ficher l’humanité dans diverses catégories : malades, sains, immunisés. Une application pourrait donc permettre la gestion de la circulation humaine, et tout cela pourquoi ?

Entre-temps le prix des biens de premières nécessités augmente et ils sont probablement destinés à augmenter encore par la suite.

La vérité semble bien claire, pour ceux qui veulent la lire, surtout aujourd’hui en prévision de la phase 2, il y en a qui se sont déjà préparés.

Eh bien, sur ce désastre, qui est en train de coûter la vie à un grand nombre d’individus, on a déjà pensé à reconstruire, reconstruire en maintenant les mêmes règles : quelques-uns doivent pouvoir spéculer dans un abus sans borne, et beaucoup doivent succomber dans des conditions d’esclavage. L’instrument d’oppression qui sera utilisé est en voie de construction. Les universités, les gouvernements, les psychologues, sont en train de calibrer et de doser les effets sous le poids de la défaite que le virus leur a infligé, en s’en remettant aux modalités opérationnelles déjà en cours. Il n’y a donc aucune révolution technologique imminente, mais seulement un renforcement de ce qui existe déjà actuellement, et que nous devrions considérer avec plus d’attention dans les diverses facettes du présent, plutôt que dans celles du futur.
Dans le monde dé-réalisé par la production technologique, la médiation entre l’individu et la démocratie, entre les poches apparemment non pacifiée et la société, est toujours prête à frapper à la porte, et peut-être est-elle déjà au cœur de notre lutte alors que nous cherchons à lui échapper.

Eh bien, libérons-nous des sédiments et des incrustations qui voudraient nous faire assumer des comportements exemplaires, et mettre en place des pratiques vertueuses à insérer à plein titre dans la démocratie en difficulté. Nous voulons détruire cette société, et non pas l’améliorer. Nous ne ressentons donc pas que notre force destructive et propulsive est redimensionnée dans le climat actuel. Au contraire, nous sommes stimulés et curieux de découvrir de nouvelles formes de survie aux marges de la société malade ; nous n’avons jamais attendu des moments faciles, et nous sommes conscients que les voies à parcourir sont constellées de lumière et d’ombre, de mensonges à dire à l’autorité et de vérités tues, d’illégalisme et d’attaques imprévisibles contre l’ennemi. Tout comme elles sont constellées de longs silences, d’attente et de défaites. Notre lutte ne coïncide pas avec les luttes de ceux qui aident l’État dans sa campagne propagandiste, mais elle garde à l’esprit qu’elle est le terrain d’action sur lequel déclencher la bataille.

 

Des anarchistes de Cosenza

1Système juridico-légale de collaboration avec la police et la magistrature des membres de la mafia.

Italie – Le passé est passé

« Pour que le désir d’extranéité ne devienne pas une mutilation résignée, mais qu’il s’arme contre toute forme d’autorité et d’exploitation. Pour que du pouvoir du dialogue (avec lequel on pense tout résoudre) et du dialogue du Pouvoir (qui invite tout le monde à une négociation raisonnable) on passe à un sentiment d’inimitié radicale envers l’existant, un sentiment de destruction de toutes les structures qui aliènent, qui exploitent, qui programment et qui enrégimentent la vie des individus. Le chien noir (cet animal que l’on associe en général à l’idée de la soumission, d’une mansuétude servile) est justement la volonté de sortir du troupeau de la servitude volontaire et de s’ouvrir à la joie de la rébellion. Non pas le noir dans lequel toutes les vaches sont égales (aussi bien dans leur être contre ou en dehors), mais plutôt celui dans lequel disparaît la frontière entre la démolition et la création, entre la défense à outrance de soi-même et la construction de rapports de réciprocités avec les autres. »

Aujourd’hui, dans cette période d’urgence sanitaire, il devient particulièrement important de partager et d’approfondir des réflexions au sujet de la maladie et de la sécurité de la vie. Voilà pourquoi nous reproposons des textes du journal Canenero, écrits entre 1994 et 1995, pouvant nous aider à avoir un regard plus lucide sur la situation, car ils sortent du flux médiatique des actualités dans lequel nous sommes immergés.1 Cette pandémie nous a tous trouvés impréparés : de l’individu qui ne s’était jamais posé beaucoup de questions sur cette société, à ceux qui ont toujours trouvé absurde d’accepter de passer une vie entière à respirer des particules fines pour ensuite se retrouver avec une tumeur. Mais dans les milieux soi-disant radicaux aussi, la critique de la sécurité de la santé a peu à peu disparu.

Ce que nous entendons et que nous lisons quotidiennement dans les médias et dans les journaux, c’est le bombardement constant de nouvelles sur les morts et les malades qu’a causé le coronavirus.

Alors, comment la maladie est-elle comprise, et pourquoi cette terreur de la maladie et de la mort ?

Dans cette société, la médecine est parvenue à créer une opinion commune – ou un lieu commun – selon laquelle la santé doit nécessairement être médicalisée, chaque maladie ou symptôme doivent être soignés ans l’immédiat, bien souvent sans même s’interroger sur l’ensemble des causes qui les ont générés.

Face au risque de tomber malade, la majorité des personnes se livrent aveuglément dans les mains des médecins et des experts, en se résignant à l’expropriation de leur vie en échange d’une existence mutilée mais garantie.

En effet, sous cette couche de peur collective que l’État et les médias ont créé, notamment à propos de la diffusion du virus, les personnes font confiance à l’avis des experts sans se demander plus que ça si les distances de sécurité, les masques et la résidence surveillée forcée peuvent véritablement être la solution à cette pandémie.

L’idée de la survie à tout prix, l’idée d’une vie (sur)vécue le plus longtemps possible, même sans en jouir intensément, bien que certains d’entre nous puissent ne pas être idéalement d’accord, nous mène néanmoins à confier nos corps dans les mains de ceux qui voient le corps exclusivement comme des machines fonctionnelles à la volonté de l’État de continuer à perpétuer son pouvoir. Dans les différents textes émerge, par exemple, la critique de la technique et de la peur du néant et de l’inconnu, car l’histoire entière de la civilisation de la technique peut être lue à travers la lutte contre la terreur du néant. Car tandis que pour la société la survie est un devoir, il y en a qui pensent que leurs vies n’appartiennent qu’à eux-mêmes. Quelqu’un qui, face à la conscience de ne plus vouloir continuer à exister, décide de s’ôter la vie sans demander la permission à personne, quelqu’un qui, face à l’espoir incontrôlable de guérir d’une tumeur, décide de se soustraire à la médecine et de fuir la peur de la mort en allant à sa rencontre. Et d’autres pistes, pour tenter une nouvelle fois de donner à la rébellion la joie errante et l’élan d’une destruction tant souhaitée par ceux qui se sentent étrangers dans un territoire ennemi. Et ce territoire est le monde entier.

Sans rendre de compte

La rose est sans pourquoi,
elle fleurit parce qu’elle fleurit,
elle ne se soucie pas d’elle-même,
elle ne se demande pas si on la voit.

Angelus Silesius, Le pèlerin chérubinique

Nihil sine ratione. Rien n’est sans fondement. Voilà ce que la pensée philosophique affirme depuis toujours, avec l’accord ferme du sens commun. La coïncidence de l’être et du fondement dit que toute entité possède un fin, et que son existence ne trouve une raison qu’en tant que réalisation de ses fins, une raison dont on peut et on doit rendre compte. Ce « rendre compte » montre que chaque chose est calculable, mesurable. La vie de l’individu ne fait pas exception.

Il va de soi qu’en variant la conception du fondement, la fin de l’existence varie aussi, tout comme changent les critères sur la base desquels on détermine, au fur et à mesure, qui et quelle chose s’éloigne de cette fin ou contredit ce fondement. Ce qui est considéré comme fou, criminel, non naturel ou inhumain, c’est justement tout ce qui représente la négation du fondement et de la fin. En tant que modèles extérieurs à l’individu. Ces modèles sont justifiés au nom de ce qui est posé comme élément commun, comme essence générique. Si le trait commun qui nous lie est Dieu, la fin de l’homme est alors la réalisation de la volonté divine. Si, au contraire, on l’identifie dans la loi naturelle, sa tâche sera de réaliser les plans intrinsèques de la nature. Ainsi, tout comme la raison est la donnée universelle, la fin de l’homme est de ne pas contredire le principe de rationalité. Le modèle de l’homme comme être social, comme animal politique, imposera enfin la mission de respecter les normes sociales et les préceptes politiques.

Les principes de référence changent, tout comme la morale. Mais on reste toujours sous le même ciel. Chaque fin, même la liberté, impose des devoirs sacrés et exige des sacrifices. Même « l’homme humain » est une mission, une essence à réaliser ; une tautologie morale qui porte avec elle les tribunaux et leurs excommunications. (Ce n’est pas un hasard, par exemple, qu’en allemand « non-humain » et « monstre » s’exprime par le même terme : unmensch). Au nom des droits de l’Homme, des hommes ont été et sont encore exploités aujourd’hui.

Le bûcher de l’athée, la réprobation vis-à-vis de l’homosexuel ou de l’incestueux, la ségrégation du « fou » et l’incarcération des hors-la-loi ne sont que des manières différentes d’intégrer et de réprimer quiconque dépasse les limites établies par la norme et par les prescriptions du bien. La valeur des individus se mesure exclusivement sur la base du désir d’adhésion à la fin à laquelle leur existence est subordonnée.

Bien que l’on critique souvent dédaigneusement la coercition de la peine ou la violence de l’insertion forcée, on arrive assez rarement à nier à la racine le concept même de devoir, dont ils ne sont que des corollaires. Car l’autorité n’est que la médiation entre la fin et les individus appelés à la réaliser.

Certes, parmi les anarchistes on se croit à l’abri du devoir des préceptes religieux, de la sacralité des impositions étatiques, ou d’une vision rigidement téléologique de l’histoire. On continue pourtant à croire qu’il existe des droits naturels (les hommes naissent libres et égaux) à opposer aux droits légaux (il s’agit de l’éternel conflit entre phìsis et nòmos), en vertu de quoi il est possible de s’insurger contre les seconds au nom des premiers. Tout à fait, au nom de, c’est-à-dire en faisant référence à quelque chose qui nous est étranger ou qui nous transcende, qui d’une certaine manière légitime nos choix. Peu importe si ce quelque chose est Dieu, la communauté, l’État ou la nature. Ce qui compte, c’est qu’il y a des valeurs préexistantes et connaissables, qu’il s’agit uniquement d’appliquer. La vie n’est alors qu’une marche, triomphale ou modeste, vers le bien.

Même si cela semblera une boutade irresponsable, je crois qu’entre le destin de la race prêchée par le nazisme, la vision d’une nature qui tend à une liberté et à une différenciation progressive et théorisée par la version libertaire du jus naturalisme, et l’anarchie comme ordre vers lequel avance l’histoire, il n’y a pas de différences substantielles.

Leur espace est toujours le sacrifice, leur temps est le futur.

Dans ces conceptions, il n’y a pas de place pour l’autonomie des individus, pour leur individualité infondée. Prisons, asiles, thérapies démocratiques et traitements orthopédiques ne sont que des manières différentes d’appliquer la même foi dans un modèle.

À l’opposé de tout cela, il y a la vie comprise comme le déploiement de ses potentialités, comme une interrogation ouverte. Sans rendre ni demander de compte, comme la rose de Silésius. Une vie que chacun, libéré des garanties, met en jeu jusqu’au bout. De sorte qu’il peut dire, comme Peter Altenberg : « Et même si je devais chuter dans l’abîme, qu’au moins ce soit mon abîme dans lequel je me fracasse ! ». Et qui sait si on ne réussit pas aussi à danser sur cet abîme.

(11 novembre 1994, numéro 3)

À l’ombre du sultan

« Mais comment jouir de la vie ? En l’usant, comme on brûle la chandelle qu’on emploie. On use de la vie et de soi-même en la consumant et en se consumant. » Max Stirner

Face à la mort – disait Epicure – les hommes habitent une ville sans muraille. C’est bien connu, le philosophe grec insérait dans son tetrapharmakos, c’est-à-dire dans le système des quatre remèdes fondamentaux pour une vie heureuse, le soin contre la peur de la mort. La peur de la mort représentait à ses yeux un des principaux obstacles pour atteindre l’ataraxie, cet état d’imperturbabilité que le sage conserve vis-à-vis du monde. Craignant de la perdre, disait-il, les hommes oublient de profiter de la vie.

Les murailles dont les hommes sont dépourvus, ne connaissant pas l’immortalité, sont celles en mesure de fournir un abri contre le décès. Selon Epicure, la mort, entendue comme peur du néant, peut au contraire être vaincue à l’aide du « médicament » opportun.

Au-delà de la manière avec laquelle il croyait réaliser ce soin, ce qui nous importe ici c’est de souligner la distinction entre la mort et le décès. Car l’histoire entière de la civilisation de la technique peut être lue à travers la lutte contre la terreur du néant. La terreur du néant est, au fond, la peur de la liberté, le besoin de garanties contre une vie totalement exposée, la recherche d’une zone rehaussée et immobile au-dessus d’une existence dépourvue de fondements certains sur lesquels s’appuyer et de fins sacrées à réaliser, toujours dernières dans le temps et lointaines dans l’espace. Au fur et à mesure, on a invoqué Dieu, l’État, l’homme, la religion et la société, pour défendre la vie de la menace du néant. Le remède ultime qui les lie tous et les comprend, c’est la technique. Une expression efficace dit que Dieu est la première technique, et que la technique est le dernier Dieu. En effet, l’appareil scientifique et technologique représente l’État le plus avancé du Pouvoir, la volonté de rendre éternelle la survie au nom de la vie. Le corps lui-même, réduit à un réservoir d’organes de rechange, comme le démontre le développement de la science des transplantations, semble se reproduire éternellement. Comme toute autre marchandise.

La survie est un devoir, et pas uniquement parce que le suicide est sujet à l’interdiction légale et à la réprobation religieuse. La société entière a rendu la vie obligatoire, celle normale et prolongée le plus longtemps possible. Ainsi, bien que la science et sa fidèle servante, la technologie, soit évidemment des causes concomitantes, avec la politique et l’économie, de l’abaissement progressif des capacités défensives de l’organisme humain, face aux fléaux contemporains comme le sida, le pouvoir des médecins et des experts augmente, pouvoir auquel nous nous remettons tous, en toute confiance. L’idéologie de la vie est en train de transformer toujours plus l’existence des individus en un patrimoine domanial d’État, en un bien social. Au nom de la sauvegarde de ce bien, produit incompréhensible des mal-être individuels, l’homme a été abaissé au niveau de la machine. Pourvu qu’il fonctionne.

Quiconque sort des limites étroites de la survie met en question le projet de la domination de se rendre éternelle. Le devoir de la vie ou, ce qui est la même chose, de son bon usage, est quelque chose qui se niche aussi dans la mentalité de ceux qui ne cachent pas leur inimitié vis-à-vis de l’autorité et de l’exploitation. Le chantage de la militance ou de l’engagement n’est finalement pas si différent des préceptes religieux.

Pouvoir et survie sont profondément liés. « Pourvu qu’il reste en vie » est depuis toujours la pensée de ceux qui se résignent à l’expropriation totale de leur singularité en échange d’une existence mutilée mais garantie. Comme le sultan de Delhi qui, poussé par le désir de survivre à tous les hommes, fit raser au sol la ville, quiconque exerce le pouvoir voit dans la conservation de sa propre domination l’unique but de la vie. Comme les habitants de Delhi, qui se résignèrent à abandonner la ville, chacun d’entre nous, dans la mesure où il ne place pas la jouissance de la vie au-dessus de la vie même, remet son existence entre les mains de l’autorité, de toutes ces structures qui ont fondé leur conservation sur notre incapacité de vivre jusqu’au bout le caractère caduc de l’existence.

La ville dans laquelle nous vivons aujourd’hui est celle dans laquelle le sultan et les habitants partagent comme jamais le même rêve totalitaire : rendre les murailles invincibles. Le triomphe est le Soin.

En grec, « médicament » signifie à la fois remède et poison. Ce n’est pas un hasard. Le remède contre la peur de la mort a fini par étouffer la vie ; les murailles sont devenues si hautes que s’évader ne semble plus possible. Le sultan, à travers le sourire du politicien et du capitaliste, du scientifique et du médecin, du prêtre et de l’expert, rit de son intouchable pouvoir. Si l’homme est, comme on le dit, un seuil entre la vie et la mort, la seule manière de vivre pleinement sa liberté dangereuse et éphémère, c’est de détruire la survie et les murailles qui la garantissent. Sans remèdes ni soins.

(18 novembre 1994, numéro 4)

La nostalgie de Dieu

La peur du futur, de l’inconnu, de ce qui nous attend au virage, voilà ce qui nous pousse plus que tout à nous enfermer chez nous, pour se barricader, pour définir le territoire de la propriété comme sacré, pour se réaliser soi-même comme entité fermée, et enfin, pour placer en dehors de nous, en dehors de la maison où nous nous sommes barricadés, justement dans le cadre du chaos et de la mort, une substance supérieure, une référence inattaquable, et précisément pour cela insondable, nous procurant certitude et stabilité. Le processus mental qui est le fondement d’une si grande partie de la pensée révolutionnaire, sur la base duquel nous trouvons les éléments pour construire le passage (violent sans doute, mais ce n’est pas là le problème) vers la société du futur se base sur une volonté de se sauver du danger mortel que l’incertitude angoissante nous présente. La « libération » peut ainsi prendre une forme tout autre que libérée. Nous imaginons ainsi une société dans laquelle tous les maux possibles qui nous harcèlent aujourd’hui n’existent plus, une société dans laquelle il n’y aura plus ni pouvoir ni domination, ni chefs ni hiérarchies, ni exploitation ni souffrances, ni maladies ni ennuis. Une société d’égaux et de solidaires, une société de la beauté où chaque mocheté et chaque douleur sont bannies à jamais.

Il faut y aller mollo avec ces super-déterminations de la société libérée. D’un côté, le mécanisme a toujours été assez simple, il faut charger le futur, ce même futur qui un instant auparavant nous effrayait, de la tâche de réaliser toutes les choses qui manquent dans le présent, en portant jusqu’aux ultimes conséquences les traces, parfois mêmes négligeables, que nous pouvons aujourd’hui tenir entre nos mains. Une fois disparu ce qui nous opprime, la simple absence finit par devenir « liberté ». Nous ne nous rendons pas compte qu’en faisant ainsi, nous répétons, avec les meilleures intentions, ce que la foi en Dieu a fait pendant des millénaires. Nous chargeons sur le Dieu de l’Histoire le processus qui était hier confié au Dieu de la religion. Une fois encore, nous avons la nostalgie de Dieu.

Cependant, si nous nous limitions à faire cela, ce ne serait pas autre chose qu’une défaillance comme une autre, une amulette un peu grosse et gênante à traîner, rien de dangereux au sens strict du terme. Le fait est que nous ne nous limitons pas à cela. En allant vers la disposition d’esprit qui voit dans le futur la réalisation possible du bien maximal (la liberté) comme une radicalisation positive des maux et des peurs que nous connaissons très bien, car nous en souffrons comme des conséquences de la vie de tous les jours, nous devons poser des limites à ce qui arrive aujourd’hui, c’est-à-dire que nous devons réaliser un projet qui laisse en vie cette éventualité immuable, cet élément extérieur aussi bien à notre petitesse quotidienne qu’à la raréfaction extrême du mal qui nous attend, semble-t-il, à chaque coin sombre des rues.

En effet, pour arriver à la société libérée en tant que radicalisation positive des maux et des peurs d’aujourd’hui, il doit y avoir un mécanisme intrinsèque à l’histoire capable de la réaliser. En somme, il ne faut pas uniquement un Dieu, mais aussi une action du Dieu dans le monde. L’Histoire devient ainsi le royaume de Dieu projeté dans la réalité de tous les jours, laïcisé, pourvu de règne et de cadences périodiques, que non seulement nous arrivons à saisir, mais qui à long terme nous deviennent aussi agréables et réconfortantes. Dans cette perspective, tous mes projets sont marqués par la longue ombre de Dieu. Ma peur a reconstruit la divinité, et m’a une nouvelle fois livré à sa merci. Les structures organisatrices de la vie, ces domaines circonscrits délimitant le terrain de mon activité quotidienne, et qui en cela la rende possible, sont caractérisées d’une manière particulière précisément par ma nostalgie. Dieu me régit jusqu’aux moindres détails. Même si je ne lui attribue plus les génuflexions d’autrefois, même si je suis aujourd’hui devenu un prétendu laïc, dans les discours de la peur et de la lâcheté, je suis toujours le petit homme de jadis, et comme tous les petits hommes je deviens agressif et autoritaire, je cherche à construire les formes de la domination pour m’assurer que quelques fous furieux en circulation ne mettent pas en péril mes nouvelles certitudes. Au fond, chaque domination se base sur l’hypothèse de pouvoir réguler le futur imprévisible. Chaque domination est parvenue à exorciser la peur et l’incertitude future. Le refus de la domination passe donc aussi à travers ce rétablissement conscient et courageux de l’instabilité, de l’inconnu qui nous attend au coin de la rue.

La lutte a cela de beau qu’elle nous projette dans un monde entièrement à découvrir, à se réapproprier de manière toujours nouvelle, en dehors des schémas et des parcours obligés. Le risque peut être grand, les lieux de la certitude se réduisent toujours plus, et il n’y a pas d’alternatives. L’Histoire ne devient plus le lit du Dieu dormant, mais le théâtre, partiel et souvent incompréhensible, des vicissitudes humaines, le lieu où la barbarie et la mort sont toujours aux aguets, où il ne peut y avoir aucune société libérée définitivement, où il n’y aura même pas de parcours de libération possible si ce n’est pas nous qui le trouvons, sans exorcismes et sans amulettes.

3 mars 1995, numéro 17

1Seule une partie des textes en question sont traduits ici.

Le futur n’est pas écrit – Une contribution sur les possibles développements de la situation actuelle

J’ai décidé d’écrire ces quelques lignes pour tenter d’imaginer certains des scénarios futurs de la crise actuelle, car je pense que celle-ci, si ce ne sera pas la plus grande crise du système de domination actuelle, ce sera certainement un événement qui changera le monde tel que nous l’avons connu jusqu’ici, en ouvrant la voie à des restructurations et à des événements jusqu’ici jugés impossibles, dans les interstices desquels l’action anarchiste qui vise à la destruction de toute forme d’oppression pourra trouver l’occasion de s’exprimer, et peut-être de se révéler appropriée à la réalisation de nos rêves les plus profonds et inavoués.

Commençons par admettre que cette crise nous a tous et toutes pris par surprise, bien que de nombreuses prévisions avaient déjà annoncé une possibilité de ce genre quant au futur proche de l’humanité (NATO URBAN OPERATION, ça vous dit quelque chose ?). Une possibilité à laquelle les États et leurs institutions se préparent depuis quelque temps, mais à laquelle ils semblent encore heureusement incapables de répondre de manière adéquate. Cela devrait déjà nous suggérer une première réflexion : à défaut des analyses qui voient le pouvoir comme un système d’administration organique et parfaitement huilé, dans lequel toutes les parties participent de manière adaptée, avec leurs contributions parfaitement synchronisées, nous devons reconnaître que les gouvernements n’étaient pas préparés à cette pandémie, sur presque tous les niveaux. Cela devrait nous suggérer que malgré les efforts de nos ennemis, des forces différentes et même opposées se pressent sur les trônes du pouvoir, à défaut d’une gestion des choses homogène et ponctuelle.
Imaginer des scénarios futurs n’est pas un simple exercice de la fantaisie sans but, ni une activité visant à titiller agréablement nos propositions destructives. Cela ne devrait pas non plus être un prétexte pour continuer à nous répéter plein de joie la litanie exténuante du « nous l’avions prévu ». Cela devrait plutôt servir à aider à développer sérieusement des projectualités d’intervention dans le futur immédiat. Au cours des derniers jours, sur les sites du mouvement, des contributions continuent à sortir sans cesse, n’ajoutant rien à ce que nous savions déjà, une quantité de textes qui semblent plus chercher à donner raison aux analyses produites au cours des dernières années, qu’à construire des moyens utiles pour nous orienter dans la situation actuelle. Des contributions imprégnées par cette idéologie de l’insurrection, qui cherchent partout les possibilités d’une révolte, sans jamais oser imaginer de la provoquer, ou à la recherche des conditions objectives d’une crise du capitalisme, manquant de l’imagination nécessaire pour envisager une intervention autonome qui mette finalement et véritablement en crise l’existant, et en révélant une nouvelle fois jusqu’à quel point les toiles d’araignées théoriques du passé recouvrent encore les analyses qui proviennent de ce qu’on appelle le milieu anarchiste.
La grande quantité d’écrits qui circulent dernièrement se limite en effet en grande partie à décrire, avec des tons alarmistes, les dérives sécuritaires et paranoïaques des derniers temps, chose qui n’aide pas beaucoup à imaginer une issue de cette situation qui pue le totalitarisme. Au contraire ! Ça plombe le moral, en augmentant la quantité de données négatives avec lesquelles il faut faire les comptes, et en reproduisant en substance l’atmosphère de peur que l’on respire partout, et donnant de l’écho aux pires nouvelles en circulation. Allez ! Croyez-vous vraiment qu’il y a encore besoin de décrire l’évolution autoritaire de l’actuel système de domination ? Cela fait des années qu’on le fait, et cela n’a que contribué à développer des attitudes pessimistes concernant les possibilités de bouleversement du système, en obscurcissant notre imaginaire avec des nuages noirs de négativité, de frustration et de découragement. À mon humble avis, je crois au contraire qu’il nous faut un rayon de lumière à la fin du tunnel, il nous faut entrevoir des possibilités réelles d’interventions dans le présent, pour pouvoir saisir et ainsi trouver de nouveau un élan pour l’agir. Autrement mieux vaut renoncer maintenant, se livrer aux drogues (qu’elles soient technologiques ou chimiques) ou à d’autres genres de distractions, pour profiter agréablement de ce lent anéantissement de nous-mêmes et de la planète, sans continuer à s’autoflageller.
Cette considération m’amène à suggérer qu’il y a besoin en urgence d’un récit des
événements qui échappe à celui imposé par la domination. Depuis quelque temps,
on répète comme un mantra que l’on n’a pas le pou de la situation (surtout sociale),
car nous vivons dans des ghettos antagonistes autoconstruits, et aujourd’hui plus que
jamais, vu que nous ne sommes pas dans les rues et que nous ne prenons pas le bus,
en somme aujourd’hui où nous sommes coupés du monde, il est difficile de se faire
une idée du vent qui souffle, et il faudrait prendre avec des pincettes ce qui passe sur
différents types d’écrans peuplant notre espace domestique. En ce moment, la ma-
jeure partie des informations que nous avons à disposition sont celles fournies par des
organes mass médiatiques et celles qui rebondissent sans contrôle sur les réseaux so-
ciaux, chose qui augmente la dépendance intellectuelle de ce système, et restreint nos
capacités à produire une pensée autonome, contaminée comme elle est par l’hystérie
et la peur qui circulent. L’imaginaire, même dans le soi-disant réseau subversif, est
de fait colonisé par des données insignifiantes et des informations poubelles, défor-
mant la perception de la réalité, et empêchant le développement de projectualités qui
dépassent les rives de la pensée commune. On est en train de payer l’absence ces der-
nières années de critique des médias et des moyens d’informations, comme les réseaux
sociaux. Ou, pour mieux le dire, on l’a considéré comme évidente, alors que toujours
plus de compagnonnes et de compagnons s’alignent sur les tendances communica-
tives de la masse, en se mettant un smartphone dans la poche, en se racontant (et en
racontant autour d’eux) qu’ils l’utiliseraient « consciemment ». Un fait déconcertant,
et c’est peu dire. Bien que tous connaissaient les conséquences que l’utilisation de
certains appareils a sur la sociabilité, ainsi que les rechutes indiscutables en matière
de contrôle, nous nous sommes simplement conformés, peut-être par peur de rester
isolés, peut-être avec la sincère intention de les utiliser au mieux. Le fait est que nos
milieux et que nos espaces vitaux, avec une superficialité dangereuse, ont été remplis
d’encore plus d’oreilles et d’yeux fonctionnels au pouvoir, en offrant des milliers d’in-
formations à ceux qui s’occupent de les surveiller, par exemple à propos des profils et
des pages web que l’on visite, des personnes avec qui l’on communique, les réseaux
de contacts etc. Et le gouvernement se demande maintenant si oui ou non suspendre
les droits de privacy en utilisant des applications, afin de contrôler nos déplacements.
Il est triste de reconnaître une nouvelle fois cette tendance contemporaine qui prévoit
une participation de ceux d’en bas dans la construction de leurs propres cages.
Sans parler des conséquences que l’usage des réseaux sociaux a sur la capacité des
personnes à supporter cette condition d’isolement imposée. Qui sait, ces jours-ci,
combien de personnes remercient les monstres sacrés de la domination technolo-
gique, pour leur avoir donné la possibilité de communiquer avec leurs proches. Sans
eux, ils seraient peut-être déjà descendus dans la rue, ils auraient inventé mille et un
plans pour s’évader des interdictions, en se rencontrant de visu, ne pouvant pas re-
noncer plus encore à ce contact humain si important pour le bien-être psychophy-
sique. Et cela vaut aussi pour les révolutionnaires, ou pour les militants de toute sorte.

Possibles scénarios dans un futur proche

Des protestations et des révoltes pourraient aussi advenir dans les temps à venir. En
effet, de nombreuses personnes auront bientôt des difficultés pour subvenir à leurs
besoins. Au cours des derniers jours, le Ministre pour le Sud et la Cohésion Territo-
riale est intervenu pour mettre le gouvernement en garde face à la possibilité d’une
explosion sociale. Même les services de renseignements se dont dits préoccupés.
On commence à prendre connaissance de tensions liées à la satisfaction des besoins
alimentaires vitaux, ceux qui s’occupent normalement de l’assistance sociale ne sont
pas en mesure d’affronter la grande quantité de demandes d’aide qui les submergent,
et le gouvernement se précipite pour distribuer à la hâte certaines miettes, en cher-
chant maladroitement à jeter de l’eau sur le feu. Entre-temps, il prie littéralement
l’U. E. de l’aider à soutenir l’économie et les besoins de la population face à cette
crise. Aujourd’hui est arrivée la nouvelle de la création d’un fonds de 100 milliards
d’euros dans ce but. Il est certains que ceux qui siègent dans les étages supérieurs
commencent à être préoccupés par les possibilités que provoqueront le prolongement
des mesures de limitations de la contagion, et que pour les éviter ils commenceront à
puiser dans leurs réserves. Mais comme je le disais au-dessus, nous devons considérer
que le pouvoir n’est pas un organisme parfaitement synchronisé, et l’Europe en est un
parfait exemple. Les puissants aussi peuvent commettre des erreurs d’évaluation. Il
est alors possible que ces mesures ne soient pas suffisantes pour contrôler la situation.
Il suffit de penser au grand nombre de migrants en situations irrégulières qui n’auront
droit à rien, aux travailleurs au noir ou à ceux qui gagnent leur pain au jour le jour ;
c’est probable qu’assez vite il commencera à y avoir des conflits entre pauvres pour
accéder aux aides des associations caritatives et d’assistances. En Italie, il existe une
tranche de la population entière (surtout au Sud) qui vit grâce à une économie « pa-
rallèle », que le gouvernement, et plus généralement les différents technocrates, ne
tiennent pas en considération, tellement leurs esprits sont obscurcis par des chiffres
et des statistiques sur l’économie « officielle ».
Dans d’autres pays, des gouvernants avec un peu plus de bon sens (ou d’instinct
d’autoconservation ?) ont immédiatement bloqué le paiement des emprunts et des
factures, fixé les prix des produits alimentaires, dans certains cas ils ont taxé les plus
riches (c’est le cas du Salvador). Certes, là-bas les possibilités d’un soulèvement po-
pulaire sont sûrement plus concrètes, mais il n’empêche qu’ici aussi les conditions
d’une véritable bombe sociale se créent peu à peu.
Etant donné que la fin de la réclusion ne semble pas proche, nous verrons d’ici peu
s’ils sont en mesure d’apaiser les consciences en remplissant les panses et les bouches
de carottes, ou s’ils doivent bientôt recourir au bâton pour maintenir la situation sous
contrôle.
À courts termes, il est aussi possible que les prisons explosent de nouveau, car je
doute que les réponses mises en place par l’administration pénitentiaire et par le gou-
vernement face aux revendications et aux exigences des détenus soient capables de
contrôler encore longtemps la situation. Il y a des nouvelles concernant une augmen-
tation des contagions à l’intérieur des prisons, aussi bien parmi les détenus que parmi
le personnel médical, et même des morts. Ne pas se retrouver impréparés face au sur-
gissement de cette probabilité, mais commencer dès à présent à réfléchir sur comment
intervenir (être présents dans des endroits pour aider en cas d’évasion à faire perdre
les traces des évadé-e-s ? Bloquer les rues par où arriveront les renforts des flics ?
Frapper ailleurs ?) me semble plus que jamais souhaitable.
Une fois sortis de la crise actuelle, nous sommes quasiment certains que s’ouvrira
une période de réajustement, que ce soit du point de vue économico-politique ou du
point de vue sociale.
L’économie commence déjà à connaître des problèmes, et les différents gouverne-
ments mettent en circulation d’importantes quantités de capitaux pour prendre des
mesures d’urgence. Une fois sortis de la crise, ils tenteront de toutes les manières de
faire remonter la consommation et les économies nationales pour favoriser une nou-
velle croissance. Aux quatre coins de la planète, de nouveaux projets de dévastations
seront mis en œuvre dans ce but, empirant alors la situation environnementale. Re-
lancer la croissance, coûte que coûte, sera le diktat mis en œuvre un peu partout et
soutenu par toutes les forces politiques.

Face à cette problématique et aux autres, l’U. E. pourrait réellement et finalement
entrer en cris.

L’incapacité de cet organisme supranational à adopter des mesures nécessaires pour
surmonter la crise est en train d’être démontrée ces derniers jours également, dans
les discussions entre le gouvernement et les pouvoirs forts de l’Union. Le fossé entre
l’Europe du nord et les pays du sud s’accentuera, augmentant les contrastes et la dis-
tance entre les États. Pensons par exemple au fait que pour aider les pays en difficulté
comme l’Italie (un pays avec une des dettes publiques la plus importante du monde
et gardé à flots grâce à l’entrée permanente de capitaux de la part des autres États de
l’Union) les technocrates européens ont eu le courage de proposer comme solution
l’utilisation du MES, c’est-à-dire ce fond « sauve-Etat » que nous pourrions définir
sans hésitation comme un système de prêt à usure institutionnalisé. Il suffit de voir
dans quelles conditions il a réduit la Grèce avec son intervention.
Ce scénario pourrait certainement se révéler intéressant, car il ouvrirait les portes à
une période de grande instabilité économique pour les pays périphériques de la zone
euro, tout comme l’Italie, qui risquerait sûrement le « défaut de paiement » si elle ne
trouvait pas rapidement un nouvel allié capable d’en soutenir la dette. Et ici la Russie
pourrait entrer en jeu, ou plus probablement la Chine, les seuls pays en mesure d’en
acheter la dette. Je ne vais pas plus loin sur les prévisions, car je ne suis pas un éco-
nomiste, mais je pense que nous pouvons facilement imaginer ce qui pourrait arriver
si nous devenions des vassaux de puissances économiques qui ont tout intérêt à créer
une tête de pont en Europe et à y conquérir toujours plus de marchés, des puissances
qui ne sont assurément pas en première position dans la défense des « libertés démo-
cratiques » ou des prétendus « droits de l’homme » (concept complètement vidé de
sens aujourd’hui, bien sûr, mais on s’est compris).
Il est probable qu’en même temps, et parallèlement à cela, il y aura des protestations
liées aux conséquences que les mesures actuelles auront entraînées ; des protestations
dans le secteur de la production, le secteur industriel et le secteur agricole en premier
lieu, mais aussi dans les petites entreprises ; des protestations des fournisseurs de ser-
vice comme le tourisme ou les transports, qui sortiront de ce moment de blocage total
en grande difficulté ; des protestations des précaires, de ceux qui ont vu ces dernières
semaines se dissiper les quelques économies mises de côté avec difficultés. Des pro-
testations dans et pour la santé, pour dénoncer des années de coupes budgétaires qui
ont inévitablement contribué à aggraver et à accélérer l’effondrement des structures
sanitaires pendant les pires phases de la pandémie. Des protestations dans le secteur
de l’éducation, en raison de l’absence de budget et de moyens avec lesquels on a dû
affronter la fermeture des écoles et des universités, et le déplacement complet de l’ap-
prentissage sur le plan télématique et multimédia.
À côté de cela il pourrait arriver que de nombreuses personnes commencent vérita-
blement à mettre ce système en discussion. Au-delà de ceux qui lutteront uniquement
pour rétablir les conditions de vie d’avant la pandémie, ou pour voir changer deux
trois visages dans les sphères du pouvoir, ou pour un welfare meilleur et de meilleurs
services pour le citoyen, il y aura peut-être aussi ceux qui commenceront à exiger des
changements structurels dans le système de production et de consommation. Les
causes de cette crise sont sous les yeux de tous et de toutes (d’autres les ont longue-
ment indiqués et décrits ces derniers temps, j’éviterais donc de les répéter), et bien
que beaucoup continueront à garder la tête sous le sable, jugeant trop compliqué et
fatiguant d’imaginer une manière différente d’habiter la planète, d’autres sont déjà
en train de commencer à se poser des questions auquel la politique, ou les différents
mouvements réformistes, ne seront pas en mesure de donner une réponse. Une partie
de ces personnes sont déjà actives dans des organisations ou des associations envi-
ronnementales, ou dans des mouvements écologistes comme Fridays for the Future,
ou Extinction Rebellion. Nombre d’entre eux pourraient rapidement se radicaliser et
être disponibles à d’autres formes de luttes plus conflictuelles.
À ce stade on pourrait créer une rupture sociale entre ceux qui demanderont à haute
voix un retour à la normalité, le sauvetage de l’économie et le maintien d’un style de
vie consumériste, et ceux qui au contraire voudrait tout remettre en question. Les dif-
férences de perspectives accentueraient les divisions sociales déjà évidentes, condui-
sant ainsi à un scénario de guerre civile. Je voudrais que l’on garde à l’esprit les pos-
sibilités réelles que se manifeste cette éventualité, afin que l’on commence à réfléchir
sérieusement. Imaginer de lutter, même jusqu’au dernier souffle, que ce soient contre
les forces de la répression, la police, l’armée, ou les militants d’extrême droite, contre
lesquels se sont formés notre haine et notre mépris, est certainement plus facile que
de penser à des combats fratricides, dans lesquels l’ennemi pourrait être x voisin de
maison, x proches ou x ancien ami. Quand une situation se radicalise à l’extrême, ou
bien quand les termes de l’affrontement en acte sont inconciliables, on en arrive à
un affrontement qui ne peut se résoudre, de manière figurée, que par l’expression
simpliste mais réaliste du « ou toi ou moi ». Quand l’enjeu ce sera le futur de cette
planète et les formes de survie que l’on devra adopter pour survivre (par exemple état
totalitaire ou révolution), jusqu’à quel point sera-t-il opportun d’être prêts à affronter
ce scénario jusqu’à ses conséquences ultimes.
Néanmoins, une autre conséquence de la possible disparition de l’U. E. du pano-
rama géopolitique, et dont on parle déjà au niveau institutionnel, c’est bien sûr celui
d’un renforcement des nationalismes, et plus en général de l’extrême droite. Depuis
quelque temps, nous assistons déjà au lent et inexorable déplacement des gouverne-
ments de nombreux pays vers la droite, causé aussi bien par l’incapacité de l’U. E.
d’être autre chose qu’un organisme pour protéger les intérêts des pays économique-
ment plus forts à travers ce qui a été défini comme un « nouveau colonialisme éco-
nomique » réalisé aux détriments des pays « faibles » de l’Union, que par les consé-
quences de la « crise des migrants ». Les concepts du 19e siècle comme la « solidarité », l’ « égalité », la « fraternité humaine », ou d’autres plus religieux comme la « pitié ou
la charité chrétienne », ayant désormais disparus de la conscience du citoyen moyen,
les populations européennes s’abandonnent à leurs peurs les plus mesquines, entre-
tenues par divers leaders et droitiers, avec l’aide terroriste des médias et des réseaux
sociaux. De groupes d’extrême droite patrouillent déjà aux frontières balkaniques de
l’Europe, s’exerçant aux techniques de survie et de guérilla. Dans ces moments de
paranoïa pandémique, ils jubilent déjà à l’idée des possibles conséquences sociopoli-
tiques, signalant à leurs membres de se tenir prêts. Il est en effet assez sûr que la faute
de cette crise sera refilée par beaucoup aux déplacements incontrôlés de personnes et
de populations, avec comme conséquence une augmentation de la xénophobie. Les
frontières de celle que l’on surnomme déjà l’Europe Forteresse deviendront, selon
toutes probabilités, encore plus surveillées et impénétrables pour les masses de dé-
sespérés qui depuis des années font pression à l’extérieur pour accéder à des espoirs
de vies meilleurs (et peut-être aussi que celles à l’intérieur de l’Europe ne seront plus
traversables comme nous y étions habitués avec Schengen).
Nous savons que ces groupes de droite sont plus préparés et équipés que nous pour
affronter un scénario dans lequel l’État ne serait plus en mesure de tenir les rênes de
la situation. Mais cela n’est pas une surprise, n’est-ce pas ? Cela fait des années que de
différents endroits parviennent des alarmes concernant la mobilisation de l’extrême
droite sur tout le continent. À ce sujet, il serait important de commencer un sérieux
travail de recherche et de cartographie permettant d’intervenir à temps pour désa-
morcer ce danger, quand celui-ci cherchera à sortir sa tête du trou. En Allemagne cela
fait des années que l’on travaille dans ce sens, avec l’aide fondamentale des geeks qui
publient en permanence des adresses, des plaques d’immatriculations, des propriétés
des membres des mouvements de droite. Un sérieux travail dans ce sens serait bien
sûr aussi utile ici. Cependant, même dans ce cas-là, l’affrontement pourrait rapide-
ment évoluer vers des niveaux de violence auxquels nous ne sommes généralement
pas habitués.
Enfin (du moins en ce qui concerne mes capacités imaginatives), la normalisation
de l’état d’urgence, le renforcement et la consolidation des instruments de contrôle
et la fin des pseudo-libertés démocratiques sont une autre possibilité sur laquelle pa-
rier sans risque d’être traités de pessimistes. Dans ce cas, les processus en cours de
digitalisation et d’hyper-technologisation de la production et de la vie connaîtraient
sûrement une gigantesque accélération. Le renforcement de la connectivité passerait
immédiatement à la première place de l’agenda des puissants, et le réseau 5G serait
déployé en toute hâte pour permettre les modernisations logistiques et productives
nécessaires. La quatrième révolution industrielle nous tomberait dessus sans même
que l’on ait le temps de s’en rendre compte, et l’agriculture de précision avec ses
drones, ses capteurs et ses plantes modifiées serait l’unique possibilité pour subvenir
aux besoins alimentaires dans un monde vidé d’humains.
Vivre à la maison deviendrait la normalité, on travaillera et on socialisera à travers l’or-
dinateur, on fera des achats en ligne, des robots de divers types circuleront à notre place
dans les rues et dans les habitations pour accomplir tout type de tâche fondamentale, des
réparations à la livraison de nourriture.
Pour ceux qui ont grandi avec les dystopies, il n’est pas difficile d’imaginer un futur
comme cela. En réalité, c’est la direction vers laquelle les choses étaient en train d’aller,
même avant l’état d’urgence, la seule différence c’est qu’elles se réaliseront plus vite et
avec moins d’obstacles du point de vue de l’opposition humaine. Si elle était présen-
tée comme l’unique possibilité de salut pour le genre humain et pour son style de vie
moderne, à qui viendrait-il à l’esprit de protester ? Cela fait des décennies que notre
imaginaire est bombardé par des centaines de films, de livres, de bandes dessinées et de
séries télévisées qui décrivent des futurs catastrophiques, des crises environnementales
et des sociétés futuristes technocratiques et autoritaires, leur accomplissement pourrait
donc ne générer aucun choc, et donc aucune réaction suffisamment désespérée pour
l’empêcher.
Dans tous ces scénarios, les possibilités d’interventions dont multiples, selon la fan-
taisie et les modalités d’action choisies sur la base de l’approche de chacun ) la lutte et
à l’existence. Comme on dit, à chacun le sien. Il faudrait toutefois qu’une chose soit
claire : je n’ai pas décrit ces scénarios possibles pour suggérer d’attendre leur appa-
rition pour passer à l’action. Les prétextes et les raisons pour agir sont nombreux,
même dans ce moment d’enfermement forcé, tout comme ils étaient auparavant. Au
contraire, les conditions pourraient même être plus favorables aujourd’hui plutôt que
dans le futur, étant donné que les rues sont vides et que les forces de l’ordre sont
fatiguées et engagées sur de nombreux fronts. Chaque jour qui passe de nouvelles me-
sures restrictives et de nouveaux moyens de contrôles s’ajoutent à la liste des obstacles
à surmonter. Aujourd’hui, les drones contrôlés par la police municipale patrouillent
dans les parcs publics, demain qui sait…

Un retour à la normalité ?

La question qui émerge spontanément, c’est de savoir si les prétendus révolution-
naires ou subversives attendent un retour à la « normalité » de la domination, celle
dont on avait l’expérience avant la crise pandémique que nous vivons actuellement,
pour reprendre la conflictualité avec l’existant. Car comme quelqu’un l’a déjà exposé
clairement, il n’y aura pas de cette normalité, ou du moins, ce ne sera plus la normalité
à laquelle nous étions habitués (et que l’on déclarait vouloir saboter). Et il vaut mieux
commencer à se préparer à cela. Les conditions et les paramètres avec lesquels nous
étions habitués à analyser la réalité pour planifier l’intervention la plus simple pour-
raient tout simplement ne plus exister. Pour donner une poignée d’exemples aussi ba-
nals qu’emblématiques, à qui donner un tract quand les rues sont vides et que l’on doit
garder un mètre de distance entre chaque personne, en considérant que ce supermar-
ché sera en outre contrôlé par des CRS (comme cela est arrivé dans certaines villes du
sud de l’Italie) ? Qui lira un écrit sur un mur ou une banderole attachée à un pont ? Et
les drones qui patrouillent le ciel disparaitront-ils à la fin de la crise ? Les mouvements
continueront-ils à être tracés avec les app du contrôle ? Et quels objectifs viser, quand
un sabotage ferroviaire ou l’incendie d’un pylône seront pointés du doigt par la ma-
jorité comme l’œuvre de chacals qui veulent entraîner le monde vers le chaos ? Aura-
t-on le courage de poursuivre nos rêves de destruction en nous foutant du consensus
et de la compréhension, quand il suffira peut-être d’un petit coup de pouce pour jeter
dans le gouffre ce qu’il reste de ce système ? Il est plus que jamais urgent que chacun
cherche au plus vite à apporter des réponses, à partir également des hypothèses et
des scénarios envisagés au-dessus (ainsi que d’autres scénarios imaginables). Que ce
monde soit destiné à s’effondrer, voilà l’espoir de notre génération, dans ce nouveau
millénaire de déséquilibres climatiques et de restructurations de la domination. Si cela
advient à cause des conséquences de cette pandémie, ou plutôt à cause d’une autre
catastrophe encore plus terrible et plus épouvantable, ce sera aussi grâce à des indivi-
dus conscients qui, armés de leur volonté, feront en sorte de cet écroulement fleurisse
la possibilité d’une autre manière de vivre en société et d’habiter cette planète. Car
si nous admettons qu’aujourd’hui plus que jamais, le futur n’est pas écrit, alors c’est
aujourd’hui plus que jamais le moment d’agir, en laissant derrière soi les hésitations
et les doutes, pour donner forme à une substance à des décennies des spéculations
théoriques, et se lancer enfin vers l’inconnu d’un monde miraculeusement inconnu.

en otage

La réalité n’a jamais autant pris en otage l’imagination qu’au cours de ces derniers jours. Nos désirs et nos rêves les plus fous sont dominés par une catastrophe invisible qui nous menace et nous confine, en nous liant les pieds et les mains au licol de la peur. Quelque chose d’essentiel se joue en ce moment autour de la catastrophe en cours. Ignorez les quelques Cassandre qui lancent des avertissements depuis des décennies, nous sommes désormais passés de l’idée abstraite au fait concret. Comme le démontre l’urgence actuelle avec toutes ses interdictions, ce qui est en jeu ce n’est pas seulement la possibilité de survivre, mais quelque chose de bien plus important : la possibilité de vivre. Cela signifie que la catastrophe qui nous poursuit aujourd’hui n’est pas tant l’extinction humaine imminente – à éviter, nous rassure-t-on en haut comme en bas, avec l’obéissance absolue aux experts de la reproduction – mais plutôt l’artificialité omniprésente d’une existence dont l’omniprésence nous empêche d’imaginer la fin du présent.
« Catastrophe » : du grec katastrophé, « bouleversement », « renversement », substantif du verbe katastrépho, de kata « sous, en bas » et stréphein « renverser, tourner ».

Depuis l’antiquité ce terme a conservé parmi ses significations celle d’un événement violent qui porte avec lui la force de changer le cours des choses, un événement qui produit en même temps une rupture et un changement de direction, et qui par conséquent peut être un début comme une fin. Un événement décisif, en somme, qui en brisant la continuité de l’ordre du monde, permet la naissance de tout autre chose. L’image facile et immédiate de la charrue qui brise et retourne une motte de terre sèche et épuisée, revivifiant et préparant le terrain pour un nouveau semis et une nouvelle récolte, rend bien l’aspect fécond présent dans un terme habituellement associé au seul épilogue dramatique.

D’où l’ambivalence, dans un passé lointain, des sentiments humains suscités par la catastrophe, allant de la peur panique à la fascination extrême. Au-delà et contre toute peur de la mort, pendant de longs siècles, les êtres humains ont participé à l’infini à travers la destruction catastrophique, en cherchant en lui la fulgurante révélation physique de ce qui n’était pas. Du Chaos primordial à l’Apocalypse, du Déluge universel à la Fin des temps, de la tour de Babel à l’an Mille, nombreux sont les imaginaires catastrophiques autour desquels l’humanité a cherché à se définir dans sa relation avec la vie et le monde sensible, sous le signe de l’accident. Le sentiment de catastrophe a été très probablement la première perception intime du potentiel explosif de l’imaginaire, une fissure permanente dans la (présumée) uniformité de la réalité. Se rapprocher des bords de cette fissure, en suivre la ligne, cela signifiait céder à la tentation d’interroger le destin, et non pas afficher la prétention d’y répondre. Imaginaire ou réelle, la catastrophe possédait la force prodigieuse d’émerger en tant qu’objectivation de ce qui excède la condition humaine la plus triste.

C’est seulement vers la fin du XVIIIe siècle, suite à la découverte des restes de Pompei en 1748 et le grand tremblement de terre de Lisbonne de 1755, que le mot catastrophe a commencé à être utilisé dans le langage commun pour définir un désastre inattendu aux dimensions gigantesques. Un glissement de signification facilité par le fait qu’après 1789 et la prise de la Bastille, il y aura un autre mot employé pour indiquer un renversement, une rupture irréversible de l’ordre préexistant, en mesure de préparer l’avènement d’un nouveau monde. Né au siècle des Lumières, le concept de révolution ne pouvait qu’avoir un caractère intentionnel, fortement lié à la raison, voilà pourquoi il a été lié à l’accomplissement d’un processus, à l’évolution d’une idée, au résultat d’une science. Voilà la différence profonde entre la révolution et la catastrophe qui l’a précédé et qui, d’une certaine manière, l’accompagne. Là où la révolution est l’incarnation de l’histoire, la catastrophe est son interruption. De la même manière que la première est programmée dans ses structures, projetée dans ses buts, organisée dans ses moyens, la seconde est inattendue dans ses temporalités, imprévue dans ses formes, inopportune dans ses conséquences. Elle n’élève pas les hommes et les femmes en les satisfaisant dans leurs aspirations et leurs convictions, qu’elles soient originelles ou induites, mais elle les précipite en dehors de leurs communes mesures et de leurs représentations, jusqu’à les réduire à des éléments insignifiants d’un phénomène sans aucune loi.
Plus encore que la révolution, l’explosion catastrophique du désordre balayait le vieux monde, ouvrant la voie à d’autres possibilités. Après la matérialisation de l’impensable, les êtres humains ne peuvent plus rester les mêmes, car ils n’ont pas vu s’écrouler de leurs propres yeux uniquement leurs maisons, les monuments, les églises et les parlements. Mais aussi les fois, les théories, les lois – tout a été réduit en décombres. L’ancienne fascination pour la catastrophe naît ici, de cet horizon chaotique irréductible à tout calcul, au moment où un bouleversement sans précédent brise brusquement toute référence stable, posant brutalement la question du sens de la vie dont les répercussions infinies exigent, en réponse, un excès d’imagination. La catastrophe est servie à l’individu, dans la découverte dramatique de quelque chose qui va au-delà de son identité, pour se confondre à nouveau avec la nature, le sol primordial où la source de la création.
Mais à partir de la fin de la deuxième guerre mondiale, marquée par la première explosion atomique, qu’est-il arrivé ? La perspective révolutionnaire s’est peu à peu éteinte, effacée des cœurs et des esprits. Ainsi, en leur intérieur, une seule forme possible de bouleversement matérielle est restée incontestée, qui plus est en possession des formidables moyens techniques ultérieurs pour se manifester. Mais la catastrophe actuelle n’a que très peu de choses en commun avec celle des temps jadis. Elle n’est plus cette foudre de la nature ou de l’œuvre d’un Dieu, qui met l’être humain face à lui-même – c’est un simple produit de l’arrogance scientifique, technologique, politique et économique. Si les catastrophes du passé, en mettant sens dessus dessous l’ordre établi, incitaient à regarder l’impossible en face, les catastrophes modernes se limitent à creuser ultérieurement dans le possible. Au lieu d’ouvrir l’horizon et de mener loin, elles l’enferment et elles le clouent à ce qu’il y a de plus proche. L’imagination sauvage laisse le pas au risque calculé, faisant en sorte que l’on ne désire plus vivre une autre vie, mais que l’on ambitionne de survivre en gérant les dégâts.
Les unes après les autres, les catastrophes qui ont eu lieu ces dernières décennies défilent devant nos yeux comme si elles n’étaient que des conséquences de la myopie technoscientifique et du mauvais gouvernement, à dépasser grâce à des techniciens et des politiciens plus attentifs et clairvoyants. Les catastrophes actuelles et celles du futur deviennent donc inévitables, ou pour le moins réductibles seulement à un contrôle toujours plus grand des activités humaines, placées dans des conditions d’urgence pérenne. L’effet de cette logique, c’est que les désastres « naturels » sont immédiatement oubliés et refoulés dans un contexte distant, comme si c’étaient des événements mineurs, alors que seuls les désastres « humains » occupent le centre de la scène d’un récit qui nous invite à accepter l’inacceptable. S’ils nous terrorisent, c’est exclusivement parce que notre survie physique en tant qu’espèce est menacée. Et c’est cela que l’on devrait craindre plus que toute autre chose, la catastrophe invisible de la soumission soutenable, de l’administration du désastre, celle qui enchaîne et paralyse notre envie démesurée de vivre en imposant des distances et des mesures de sécurité.

Finimondo

Prison de Santiago 1 (Chili) – Communiqué de quelques anarchistes emprisonnés dans la section 14

Ces mots naissent dans la section 14 de la prison Santiago 1.

Nous ne représentons personne et ne parlons pas pour l’ensemble de la section. Nous pensons que ces clarifications sont nécessaires à cause de la néfaste « vision romantique » que la rue et le mouvement de lutte attribuent à ce module de « manifestants ». L’esprit de lutte ne s’est pas évaporé seulement dans la rue, il y a eu un effet réel sur la capacité de coordination entre nous et l’extérieur.

Malgré cela et malgré nos propres incapacités, certains d’entre nous se sont associés selon une affinité anti-autoritaire. Dans cette optique, et malgré le fait que celle-ci est une situation embryonnaire de prison politique, nous pensons qu’il est important de faire entendre dehors certaines voix et de clarifier certaines choses.

Ceux d’entre nous qui participent à cette lettre le font avec une ténacité à lutter qui reste intacte et prête ; nous pensons que la bataille, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des prisons, est une nécessité de cette époque, malgré la situation sanitaire défavorable, utilisée par le pouvoir comme excuse pour militariser davantage nos vies, en nous soumettant avec des outils nouveaux et anciens au contrôle pervers de l’État et des multinationales, qui ne cherchent qu’à défendre le système qui leur apporte des profits.

C’est dans ce contexte qu’un groupe de prisonniers courageux a lancé un mouvement de grève pacifique à l’intérieur des prisons ; notre solidarité et notre force sont avec eux et, même si depuis notre section nous ne pouvons pas nous joindre à la mobilisation, nous utiliserons d’autres instruments pour nous solidariser avec cette grève, qui touche la dignité et le cœur de tout esprit privé de liberté. Et cela ne peut pas se passer dans l’indifférence, ni dans inaction.

La lutte est ici et partout, et malgré la contradiction de demander des solutions aux institutions mêmes qui nous gardent prisonniers, l’urgence d’améliorer les conditions de vie et la nécessité de décongestionner les prisons ne nous laissent pas indifférents ni neutres.

Tant que nous ne pouvons pas démolir à la racine la sadique institution carcérale (qu’il s’agisse de prisons publiques ou gérées par des entreprises privées, pour adultes ou pour mineurs), nous pensons que notre lutte en tant que prisonnier.e.s doit aller dans ce sens et dans le sens de la libération des personnes enfermées pour des délits contre la propriété ainsi que des prisonnier.e.s de la Révolte. Celui-ci est un appel à ce que, malgré les adversités, la lutte continue, non seulement pour notre libération, mais aussi pour la destruction complète de toutes les relations sociales et les institutions qui nous gardent en état d’esclavage et qui, pendant cette pandémie, montrent leur vrai visage fasciste. Refusons le faux accord proposé par cette gauche complice du pouvoir, qui a perfectionné ce système prédateur et répressif qui aujourd’hui sort ses griffes ; les chevaux de Troie du capital doivent eux aussi brûler sur les barricades.

Nous faisons appel à la solidarité réelle et active entre les exploité.e.s et aux diverses initiatives horizontales et anti-autoritaires, comme seul moyen de lutter contre la prison ; pendant que nous arrachons petit à petit quelques miettes des mains du pouvoir, notre but est le démantèlement total des prisons et de toute société qui en a besoin.

Ouvrons toutes les cages !
Courage aux détenu.e.s en grève et à leurs familles !
Courage aux gens dans les mains du Sename [l’institution qui s’occupe de la « réinsertion » (et de l’enfermement) des mineur.e.s « delinquent.e.s, au Chili ; NdAtt.] !
Notre organisation sera leur perte !
Jusqu’à la chute du dernier bastion de la société carcérale !
Contre le capital, ses défenseurs et ses faux critiques !
Seule la lutte nous rendra libres !
Feu aux prisons et aux villas !
Liberté !

Quelques anarchistes emprisonnés dans la section 14 de Santiasco 1
[
jeu de mots entre Santiago et « asco » : dégout ; NdAtt.].
Début de l’automne 2020.

 

Prison de Santiago 1 (Chili) : Communiqué de quelques anarchistes emprisonnés dans la section 14

Belgique – 30% de refus de collaboration avec les traceurs humains

« Traceur Covid », un nouveau métier est né en Belgique
Le Télégramme, 21 mai 2020

En Belgique, les malades récemment testés positifs au coronavirus sont interrogés par téléphone pour retracer leurs contacts, et une nouvelle profession est née : « traceur Covid ».

Ce matin-là, ils sont une soixantaine assis devant un ordinateur portable, casque sur les oreilles, à s’être répartis les appels sur la plateforme bruxelloise de N-Allo, un des « call centers » partenaires de l’opération lancée par le gouvernement belge. Dans ce pays de 11,5 millions d’habitants où le virus a fait plus de 9 000 morts, le « traçage » est pris très au sérieux alors que les autorités n’ont autorisé qu’un déconfinement très progressif depuis quinze jours, par crainte d’un rebond de la pandémie.

Parmi les employés casqués et masqués de N-Allo, Pierre Fournier explique s’être « directement porté volontaire » quand il a appris que chacune des trois régions (Flandre, Wallonie, Bruxelles) recrutait des centaines de personnes pour cette opération inédite, visant à identifier les potentiels porteurs du virus. « Je voulais apporter une petite pierre à l’édifice du traçage et de l’éradication de la pandémie, faire avancer la cause », affirme à l’AFP ce Bruxellois de 65 ans.

Il est habituellement consultant pour des exploitants de parcs de stationnement, sa voisine de bureau est diplômée de criminologie en recherche d’emploi. Certains ont déjà travaillé en centre d’appels, pour d’autres c’est une première. Ils ont été recrutés en CDD ou contrats intérimaires pour un salaire « conforme au marché » dans le secteur, selon N-Allo.

Leur tâche : appeler les personnes testées positives pour établir une liste de leurs fréquentations sur une période d’une dizaine de jours, depuis l’avant-veille des premiers symptômes jusqu’à sept jours après. Si le contact a dépassé quinze minutes à moins d’1,50 mètre, ce proche ou collègue de travail du malade est considéré comme une « personne à haut risque »… et un autre « traceur » sera alors chargé de la prévenir.

L’objectif est de « réduire les cercles de contamination pour petit à petit les étouffer et faire en sorte qu’on puisse avancer dans le déconfinement », résume Gladys Villey, de la Mutualité Partenamut, qui orchestre à Bruxelles cette sorte de second rideau de prévention. Elle explique que, si au bout de 24 heures, la personne jugée « à haut risque » – censée s’isoler quatorze jours – n’a pu être jointe au téléphone, une visite à domicile est organisée, confiée à des travailleurs sociaux, personnels paramédicaux ou ambulanciers.

« Là, on envoie des professionnels qui ont l’habitude d’aller au contact des patients et qui maîtrisent déjà plusieurs langues, cela facilite les choses », poursuit Mme Villey, alors que 185 nationalités sont représentées dans la capitale belge.

Sur les 340 visites effectuées en région bruxelloise depuis le lancement de l’opération le 11 mai, seules « 20 à 30 % » se sont traduites par un refus de collaborer, « heureusement une minorité », dit la responsable mutualiste. « Beaucoup de gens ont peur de livrer les informations. On essaie de les rassurer, de leur expliquer que cela reste uniquement dans nos mains », souligne-t-elle.

Rassurer, créer un climat de confiance, montrer de l’empathie quel que soit l’âge de l’interlocuteur : les « traceurs » de première ligne ont reçu quelques clés pour bien démarrer lors de séances de formation.

De leur côté, les malades ont souvent été prévenus par leur médecin généraliste qu’ils allaient être appelés pour le traçage. « Ils ont déjà préparé une liste de contacts, il n’y a pas vraiment d’effet de surprise », relève M. Fournier.

Actuellement, l’opération est « en rodage », les malades donnent en moyenne « un à deux noms » car ils ont vu peu de monde pendant les deux mois de confinement, expliquent les organisateurs. Mais « au fur et à mesure du déconfinement, le nombre de contacts renseignés va augmenter », estime Xavier Brenez, directeur général des Mutualités libres. Et le travail des traceurs sera proportionnel.

Quant à l’application mobile, M. Brenez souhaite toujours qu’elle puisse voir le jour « en complément » du traçage physique. Car ce dernier « reste parcellaire et ne permet pas d’identifier les contacts dans les lieux publics ou les transports en commun ».

https://demesure.noblogs.org/archives/2849